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J’eus, quelques jours après, une longue conversation sur le même sujet avec M. de Jomini. « Vous exagérez le danger, me dit-il ; nous croyons que l’affaire n’est pas aussi sérieuse que vous le dites. C’est un feu de paille, et nous comptons sur la note Andrassy pour nous aider à l’éteindre. — Un feu de paille, répliquai-je, soit ! et vous voulez l’éteindre en y jetant du papier. Car cette note restera lettre morte, une pièce diplomatique de plus. Vous ne croyez pas à ce que vous mande le général Ignatieff, vous traitez d’exagération ce que je vous en dis, moi, dont le jugement a toujours été indépendant de celui de mon chef. Eh bien ! rappelez-nous tous les deux, envoyez un homme frais qui juge par lui-même, mais ne décidez pas à distance d’une affaire que ceux qui la voient de près vous représentent sous des couleurs que vous ne voulez pas admettre. »

Cet entretien, dont j’ai gardé bon souvenir et reproduit ici exactement les principaux points, est naturellement resté, comme tous les autres, sans aucun effet sur la résolution du Ministère. Cependant, le baron Jomini me confia que le prince Gortchakof lui avait demandé avec humeur s’il avait lu mon Mémoire, celui dont il a été question plus haut, et qu’il se l’était fait donner lui-même, disant : « Il faut bien que je le lise : l’Empereur m’en reparle continuellement et me demande si je l’ai lu. » C’était évidemment le Tsarévitch qui, l’ayant reçu du général F…, l’avait passé à l’Empereur, qui semble l’avoir goûté. Je ne sus pas ce qu’en avait pensé le chancelier, puisque, peu de jours après, je quittai Pétersbourg, et, ayant passé doux ou trois semaines à Moscou auprès de ma famille, je rentrai vers le 20 février à Constantinople.

La situation y avait évidemment empiré d’une manière considérable. L’insurrection s’étendait ; des combats sérieux avaient eu lieu, auxquels des groupes de Monténégrins avaient pris part. L’agitation gagnait les provinces centrales de la Turquie. Les Bulgares organisaient des comités dont le centre était en Roumanie, et des bandes armées avaient paru dans les Balkans. Des arrestations en masse avaient lieu ; on amenait des Bulgares enchaînés à Andrinople, où, sous les yeux de notre consul, M. Iwanow, impuissant à les défendre, ils étaient maltraités, torturés et pendus. Sur les instances du général Ignatieff, des émissaires extraordinaires turcs étaient envoyés dans les provinces pour y étudier l’état des choses, mais leurs rapports