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officier russe d’origine herzégovinienne, faisait des lectures publiques pour raconter les misères qu’il avait vues en parcourant les pays révoltés. L’enthousiasme slave grandissait, et tout indiquait qu’il y avait là une poussée du sentiment national qu’il serait difficile d’enrayer. Mais le Ministère persistait à envisager les choses différemment. Reçu longuement par le prince Gortchakof, je l’entendis se plaindre amèrement de l’inaction des Turcs, de l’inintelligence du Sultan et de ses ministres, qui ne comprenaient pas que le moment était critique et qu’il fallait faire des réformes. Il me parla de la note Andrassy comme d’une panacée, d’un programme que les Turcs devraient exécuter sous peine de s’attirer les plus grands désastres. Il avait raison certainement au fond, mais la faute du vieux ministre consistait à ne pas comprendre que ces réformes, au point où en étaient venues les choses, ne suffisaient plus, que les Turcs d’ailleurs n’étaient pas capables de les exécuter franchement, que le mal était plus profond et que les conseils seuls ne portaient plus. Je le dis au prince : il me répondit avec aigreur que le Sultan devait le comprendre, qu’il en avait parlé sévèrement à Cabouli pacha, ambassadeur de Turquie, et qu’il l’avait chargé de dire à son maître des choses bien dures, qui devaient impressionner Abdul Aziz. — « Mais il n’osera jamais rapporter exactement vos paroles, répliquai-je. Ni un ambassadeur ni un ministre n’aura le courage de faire entendre la vérité à son souverain ottoman. — S’ils sont de vrais ministres et patriotes, ils doivent le comprendre, répondit le prince. — Mais ce ne sont point des ministres ; ce sont des domestiques et des misérables, conclusse ; ils ne comprennent pas, et, s’ils comprennent, ils n’osent pas. Il n’y a décidément pas à compter sur des réformes, nous avons affaire à un mouvement sérieux et la force seule peut trancher le débat. C’est une crise grave, il faut bien se le dire. — Eh bien ! nous pensons qu’elle peut être conjurée ; les Puissances sont d’accord, et quand vous retournerez à Constantinople, dites-le au général Ignatieff, et, si vous en avez l’occasion, faites-le comprendre aux Turcs. » — Telle fut la conclusion de notre entretien avec le prince Gortchakof, dont je rends naturellement la substance et le sens général, sans m’attacher à l’exactitude des termes employés. Mais les nuances y sont.