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de conscience des luthériens d’Alsace, devenus Français en 1648, ne dépendait en rien de l’Édit de Nantes, qui l’avait garantie aux calvinistes de France cinquante ans auparavant. Soit. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a là un fait considérable, et sur lequel on ne saurait trop insister. Une lettre de Louvois, qu’on a retrouvée aux archives paroissiales de Bischwiller, prouve combien le gouvernement français tenait à ne laisser aucun doute sur ses intentions. « Je ne sais, écrit le tout-puissant ministre, sur quoi peut être fondée l’inquiétude que vous avez de ce qui se passe en France contre les gens de la R. P. R. (religion prétendue réformée), puisque vous devez savoir que Sa Majesté a l’intention de laisser les affaires de ladite religion en Alsace en même état qu’elles ont été jusqu’à présent. » Cette lettre, adressée à deux Suisses fixés à Strasbourg, grands fournisseurs de l’armée française, est datée du 17 novembre 1685, c’est-à-dire d’un mois à peine après la Révocation, qui est du 18 octobre. On y voit que non seulement les luthériens, mais même les calvinistes (les gens de la R. P. R.), sont en Alsace soustraits aux effets de la Révocation, ce qui atteste, mieux que n’importe quelle déclaration officielle, la prudence de l’Ancien Régime quand il s’agit des « choses d’Alsace ».

Les Alsaciens, constatait en 1697 l’intendant La Grange qui les pratiquait depuis près de vingt-cinq ans, « sont bons et d’une humeur docile : ils veulent être un peu guidés et ne quittent pas volontiers leurs anciennes coutumes ». La Grange, « le véritable conquérant civil de l’Alsace » (Reuss), était un de ces grands intendans de l’Ancien Régime qui se donnaient la peine, et à qui on laissait le temps d’étudier leurs administrés pour ne pas les choquer inutilement (1674-1698). Son intégrité n’est pas au-dessus du soupçon, son sens moral a subi des défaillances, mais son sens pratique n’en a connu aucune. Son monumental Mémoire sur l’Alsace est resté le manuel classique de l’administration française en Alsace jusqu’à la Révolution. Grâce à lui, le lien solide, mais élastique, qui renouait les Alsaciens à la France ne gênait ni leurs mouvemens, ni leur attachement au passé, ni leur autonomie morale et intellectuelle. La masse de la population, surtout dans les campagnes, « se ressent à peine, dit M. Reuss, de l’existence d’un ordre nouveau, et n’a que de rares points de contact avec les repré-