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« essais sur la vie intérieure et la culture du moi. » En d’autres termes, il étudie les tribulations du moi depuis la Renaissance jusqu’à ce moment du XVIIIe siècle où est né, par la désinvolture du moi, le roman personnel. Et voilà quelque trois cents années de tentative égoïste dûment regardées, jugées et peintes.

Le moi, en Montaigne, a son meilleur ami, peut-être. Montaigne écrit cependant : « Qui ne vit aulcunement à autruy, ne vit guères à soy. » Ainsi Montaigne nous engage à n’être point égoïstes : mais il emprunte à l’égoïsme bien entendu son argument. Et il nous avertit de ne pas nous effrayer lorsque nous sommes généreux : « J’ay pu me donner à aultruy, ans m’oster à moy. » Se donner à autrui, c’est dans l’amitié, c’est aussi dans l’activité. Or, l’amitié ne nous ôte pas à nous-mêmes : elle nous augmente et elle nous étend ; l’amitié de La Boétie ne diminuait pas Montaigne. L’activité serait plus facilement dangereuse : elle nous gaspille. Encore, tout en se méfiant, faut-il n’aboutir pas à l’incurie. Un empereur, son empire le dispute à lui-même. Eh bien ! il n’a qu’à établir son jugement « au-dessus de son empire » et, son empire, le considérer « comme accident étranger ; » alors, il saura « jouir de soy à part. » C’est ce qu’a fait Montaigne en sa mairie : « Le maire, et Montaigne, ont toujours esté deux, d’une séparation bien claire… » Chateaubriand, lorsqu’il sera ambassadeur, regrettera de « consacrer une petite case de sa cervelle » à de médiocres affaires, aux déprédations que les pêcheurs de Jersey commettent sur les bancs d’huîtres de Granville ; et il détestera de rencontrer dans sa mémoire, s’il y fouille, les noms de MM. Usquin, Coppinger, Deliège et Piffre. C’est qu’il n’a pas réussi à séparer (suivant Montaigne) l’ambassadeur et Chateaubriand. Mais ni Chateaubriand ni Montaigne ne sont des hommes d’action. L’homme d’action préfère à lui-même son acte. Laissons Chateaubriand ; Montaigne préfère Montaigne. Plus exactement, il préfère au gaspillage de l’activité les délices de la vie intérieure. Il vivait en un siècle terriblement agité, où l’on dirait que tout le monde avait perdu l’art et le goût de se tenir coi, où un chacun dépensait une fougue inutile avec fureur, et où la vie était « extérieure » comme jamais : comme, peut-être, de nos jours. Montaigne rentre chez lui et nous convainc de rentrer chez nous, de cultiver notre jardin mental : et c’est le mot, notre jardin. Voilà Montaigne. Il nous enchante ; et il enchante notre auteur. Mais aussi notre auteur ne lui épargne pas toutes critiques. M. Joachim Merlant trouve admirable, dans Montaigne, « la vie intérieure de l’intelligence » et ajoute ; « Il lui a manqué