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importance, un intérêt légitime, capable de justifier les bontés que l’art lui témoigne. Ce double phénomène, esthétique et moral, était accompli, au XVIIIe siècle, quand le roman personnel se dégagea de la fiction littéraire ; et, depuis lors, les circonstances l’ont favorisé, l’ont mené peut-être jusqu’à trop d’exubérance. Le mémorialiste n’a-t-il pas encore plus d’audace que le romancier qui raconte son histoire ? On le dirait : dans le roman, le moi se dissimule ; et il s’exhibe, dans les mémoires. Du reste, les mémoires ont pullulé, quand le roman personnel fut à la mode. Mais enfin, les mémoires sont, habituellement, ceux du prochain plus que de nous, même si le prochain n’y est pas ménagé, comme il arrive : et les bribes de réalité que nous avons attrapées, toutes fraîches, durant la promenade de la vie, nous les mettons à sécher entre les feuillets du registre. En somme, il n’y a pas là autant d’amour-propre que d’amitié pour nos fragiles entourages. Dans le roman personnel, tout n’est que toi ; et tu fais de toi un thème poétique. Ce n’est pas simple du tout ; et plutôt, il y aurait là quelque perversité : le signe d’une intrépide confiance accordée à soi-même, la coquetterie de Narcisse qui sourit à son image. Et, d’autre part, penché vers lui, le romancier n’est pas toujours satisfait : plusieurs romans personnels sont des actes de repentir et, quelquefois, d’humilité. Ce genre littéraire, si varié, peu défini, va de l’outrecuidance à la confidence timide, hésite entre l’impertinence et l’excuse et a souvent, avec des ridicules, un charme d’intimité. Que de nuances ! et dignes de la curiosité d’un moraliste. Dès son premier ouvrage, Le roman personnel de Rousseau à Fromentin (sa thèse pour le doctorat), tel nous apparaît M. Joachim Merlant : le moraliste le plus curieux de la sensibilité littéraire. Ce qu’il examine, c’est le moi et ses mouvemens, ses impulsions, ses pudeurs, ses comédies, ses vives sincérités, ses costumes pour aller dans le monde, ses lassitudes et son abandon dans la retraite. Il a, pour le moi et pour ses manigances délurées ou ingénues, beaucoup d’obligeance ; et non plus il n’est point sa dupe : il débrouille très finement les roueries des plus malins littérateurs et d’un Benjamin Constant. Félicitons-le aussi de ne pas sacrifier la littérature à la morale et de n’oublier jamais que romans et poèmes ne sont pas uniquement des documens à l’usage des historiens et des philosophes.

C’est le même problème de morale et de littérature qu’il a repris, avec une maturité de pensée plus évidente, et plus loin dans le passé, au cœur même de notre histoire littéraire, quand il a préparé son livre plus récent, De Montaigne à Vauvenarques. Il a mis en sous-titre ;