Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beaucoup de bruit. Senancour l’a tenté, le singulier Senancour, triste et intelligent, et qui eut la maladresse de ne tirer de son intelligence aucun plaisir ; mais il aimait mieux sa tristesse. Il passa, le fol Senancour, son existence à raffiner sur sa douleur et à maudire la destinée, qui au surplus ne l’épargnait pas. Ce fut à cause d’une jeune fille dont il s’éprit et qu’il eut l’ennui de ne point épouser. Seulement, cette déception d’amour, il la compliqua et la tourmenta d’idéologie afin d’accuser, au-delà de tous les hasards, la substance universelle de la vie et l’essence de l’être. Et il divertissait ainsi sa malchance. Il inventa une mélancolie philosophique et poétique vers le moment où le merveilleux chagrin de Chateaubriand commençait d’alarmer les imaginations. Il n’avait pas lu René. Mais René prenait un large essor, quand Obermann se rencognait dans l’ombre. C’est Chateaubriand qui eut toute la gloire du chagrin ; puis l’allégresse de Chateaubriand, — quelle allégresse du génie ! — emporta la mélancolie de René. Lui Senancour est, par son malheur, en juste harmonie avec son invention. La destinée lui épargna cette discordance qu’il y a (et qui est si drôle) entre le désespoir de René et l’entrain de Chateaubriand ou bien entre le suicide du jeune Werther et les aubaines de M. le conseiller Goethe. Mais songea-t-il à estimer cette onéreuse convenance de son art et de son infortune ?… Il a laissé indifférente la renommée ; il séduit et amuse un esprit obligeant, qui aura pitié de lui, l’aimera et lui saura gré d’avoir écrit, 6ur la lune et la violette, la douce automne et le silence des nuits vaporeuses, de jolies phrases démodées.

Senancour, à qui M. Joachim Merlant décerne une prédilection très attentive, appartient à une série ou, plutôt, à une famille d’écrivains, de romanciers qui, de Rousseau à Fromentin, ont illustré un genre assez bizarre, périlleux et très joli, le « roman personnel : » genre qui paraît simple et presque un peu naïf, l’auteur ne faisant rien que raconter son histoire. Il semble qu’il y ait là une spontanéité naturelle,.et comme le premier effort de la velléité littéraire. On ne serait pas surpris que les littératures, en général, eussent préludé ainsi. Mais, en fait, non. La littérature est, en ses débuts, impersonnelle. Ce n’est que tardivement que l’écrivain se permet de prendre, pour objet de son art, lui-même : lui-même et ses souvenirs. Il a fallu, avant cela, deux modifications, l’une esthétique et, l’autre, morale. Esthétique : il a fallu que la notion de l’art devint telle, si choyée et privilégiée, que l’art tout seul et de par ses prérogatives suffit à rehausser l’aveu d’une modeste aventure, l’humble vérité sans le surcroît de parures Imaginatives. Et, dans l’évolution morale, il a fallu que le moi prît une