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donna l’an passé, peu de semaines avant de rejoindre son régiment, ce livre de délicate et subtile analyse, De Montaigne à Vauvenargues. Montaigne eût recueilli son exploit, pour s’en étonner avec modestie et pour démontrer que la souffrance « n’est pas toujours à fuir ; » et Vauvenargues l’eût approuvé avec envie, jeune homme ambitieux et que tourmenta le regret de n’avoir pas accompli un acte digne de son rêve. De Montaigne à Vauvenargues, c’est un siècle et demi de vie et de pensée françaises, et l’époque où s’élaborait en perfection le génie de la France. Chapitre après chapitre, dans le volume de Joachim Merlant, nous suivons ce lent, ce fécond travail qui anciennement nous composa notre âme ; et, la dernière page tournée, nous aimons à noter, sur le feuillet de garde, que l’auteur, ayant suivi d’étape en étape le chemin de l’âme française, est parti pour la guerre et y fut un héros. Cette note fait la conclusion du livre. Elle veut dire qu’au témoignage implicite et superbement clair d’un lettré qui, de nos grands écrivains, a nourri sa méditation perpétuelle, notre « culture » est productrice d’énergie, fleurit et s’épanouit bien. Le zèle guerrier d’un Joachim Merlant, beau en lui-même, a encore cette beauté de mettre le sceau à une œuvre ; il la consacre. Et, comme cette œuvre est tout occupée de notre littérature française, c’est (pour ainsi parler) notre littérature française qui s’en trouve consacrée, ses leçons morales glorifiées. Ce qu’un Joachim Merlant doit à nos maîtres de jadis et à leur efficacité durable, pour la formation de son intelligence et de sa volonté pareilles, il le leur a rendu, par le certificat si poignant que leur donnent son sang répandu sans regret et sa souffrance heureuse.

Nos ennemis sont énormément fiers de leur Kultur. Du moins en étaient-ils fiers par avance. Je ne sais s’ils le seront après l’épreuve de cette guerre. Je sais que nous ne leur jalousons pas leur fierté. D’ailleurs, ne les dénigrons pas à plaisir ; et qu’il y ait eu chez eux du dévouement, de l’abnégation forte, ne le nions pas : notre suprématie n’en éclate que mieux. Mais si, dans cette guerre, nous cherchons l’influence de la Kultur, nous la découvrons en orgueil, jusqu’à la mégalomanie ; en cruauté, jusqu’à la barbarie ; en frénésie entichée. Les maîtres de la pensée allemande, si nous démêlons leur ouvrage dans cette aventureront organisé une fatuité allemande qui ne doute pas du succès et qui, partant, risque d’égarer les courages, qui ne marchande pas sur les moyens et autorise toute vilenie pour réaliser, les fins d’un orgueil morbide. Notre « culture » est d’une autre sorte, plus modeste, nuancée, tempérée de scrupules, ornée de sagesse. Nos