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Nous nous étions fait transporter de l’autre côté de la rade de Brest dans la presqu’île qui recèle Crozon : c’est une traversée de trois lieues. On nous débarque à la nuit. Nous demandons le chemin de Crozon ; on nous l’indique en ajoutant : « Mais vous êtes sûrs de vous perdre. » En effet, trois lieues de pays à travers les landes, les rochers et les sables du bord de la mer. « Bon, disons-nous, nous irons demain. En attendant, couchons ici. — Mais, nous dit-on, ici ce n’est pas un village ; c’est un fort en construction, et le peu d’auberges qui existent sont littéralement remplies par les ouvriers. » En effet, nous courons toutes les maisons : pas un lit. Enfin, de guerre lasse, nous nous installons dans une maison, et nous déclarons positivement à la propriétaire que, de deux choses l’une, ou nous coucherons chez elle, ou elle nous trouvera un guide pour Crozon. Elle nous en trouva deux. Nous voilà courant à la suite de nos guides à travers le plus chien de pays qui salisse la surface de la terre ; à chaque pas nous prenions un bain de pieds quand nous ne buttions pas dans une pierre ou dans une racine. Enfin nous voici à Crozon : nous courons droit à l’hôtel qu’habite la famille de Suckau, le maître de l’hôtel vient en chemise nous ouvrir sa porte ; et, jugeant à notre mine que nous pourrions bien être des voleurs, il nous répond qu’il n’a pas un lit vacant.

« Autre embarras ! Nous allons frapper à une auberge. Le maître de la maison se dit intérieurement qu’il n’ouvrira pas ; et, comme c’est un Breton, nous avons beau frapper. Le chien du logis aboyait comme un beau diable ; le maître ne soufflait pas mot : cela dura bien un quart d’heure. Enfin, un brave homme de cabaretier, malgré l’opposition de sa femme, consent à nous coucher, dans un seul lit, et dans une chambre où couchaient déjà deux personnes. Faute de mieux, nous acceptons avec reconnaissance ; et au préalable nous nous mettons sur la conscience une immense omelette avec une tasse du plus infernal thé que paysan breton ait moissonné dans son champ.

« Le lendemain, Edouard vint nous surprendre au matin dans ce dortoir où nous n’avions pas dormi. Je n’ai pas besoin de te dire combien l’hôtelier qui nous avait mis à la porte nous fit d’excuses le lendemain ; notre émigration ne fut pas longue à faire ; pendant les trois jours que nous avons passés à Crozon,