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reçues ni par les jugemens tout faits, jauger tout à la mesure véritable et dire son opinion avec une gaminerie détachée, voilà les traits saillans de cette lettre et ceux qu’on trouvera encore, plus ou moins adoucis, dans les œuvres que l’écrivain livrera par la suite au public. Pour le moment, il est surtout un Normalien en vacances, et il y parait à son langage plus débridé que jamais. C’est pour cela qu’il avise, au passage, son camarade Rabasté, qui vient visiter nos voyageurs sous l’habit dont la République avait orné les Normaliens : tunique de drap noir à col de velours vert avec palmes d’or, poignets aussi en velours vert, passepoils verts, boutons d’or, pantalon à bandes vertes, bicorne à plumes noires et épée au côté ! Comment s’étonner que les compatriotes de Rabasté l’aient pris, en le voyant ainsi, pour un général fait par la Révolution ! C’est un autre Normalien qu’About et Sarcey allaient trouver plus loin, le philosophe Edouard de Suckau, qui villégiaturait à Crozon dans sa famille. On a vu comment tous trois réussirent à se joindre. La mésaventure déplut si fort à About qu’il la raconte encore, sans y prendre garde, au début de sa nouvelle lettre à Bary, lettre qui contient le détail des derniers temps de cette excursion mouvementée. Elle est datée d’Auray, le 8 octobre 1849.

« Mon cher ami, tout plaisir à son terme : nous serons le 15 à Paris. Depuis ma dernière lettre, datée je ne sais d’où, nous avons fait beaucoup de chemin, et nous avons eu encore plus de plaisir. Nous avons vu Brest, une ville charmante, où tout le monde, depuis le sergent de ville qui nous a demandé nos passeports jusqu’au major qui nous a signé un permis de visiter le port, a été charmant pour nous. Les forçats mêmes sont d’une grâce à ravir, et rivalisent d’amabilité avec les gardes-chiourmes. Nous avons décerné à Brest le titre de la ville la plus polie de France. Je n’ajouterai pas à tous ses mérites celui de nous avoir donné un excellent déjeuner : on vit admirablement dans toutes les villes de Bretagne. Il est vrai que dans les villages on ne trouve absolument rien, pas même de pain ; à plus forte raison pas de vin, de viande, ni des autres vanités de la civilisation.

« De Brest, nous sommes allés, par un chemin héroïque, et en un voyage qui ferait une Odyssée, à Crozon, où nous avons trouvé Edouard. Mais ne crois pas que nous l’ayons trouvé là tout naturellement, comme on trouve un enfant sous un chou.