Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/169

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mouche, tel de prendre un levraut, tel une sardine, tel des sangliers, tel des Sarmates : au regard des principes, tous brigands. » Voilà des réflexions que les meilleurs pacifistes ne désavoueraient pas. — Cependant, quand il le faut, dans l’intérêt de Rome, le bon Marc-Aurèle n’hésite pas à « prendre des Sarmates, » ou des Germains. Ce penseur passe plusieurs années de sa vie dans les camps. Ce théoricien convaincu de la fraternité universelle fortifie les frontières de l’Empire, et prend contre les hordes du Danube une contre-offensive énergique. C’est peut-être là que ses historiens le trouvent le plus admirable. « Il n’aimait pas la guerre, dit Renan, et ne la faisait que malgré lui ; mais, quand il fallut, il la fit bien ; il fut grand capitaine par devoir. » En effet, on se tromperait beaucoup, si l’on prêtait à Marc-Aurèle une dualité morale qui n’est pas du tout dans ses habitudes d’absolue sincérité. Il n’y a pas, dans sa conscience, de compartimens à cloisons étanches. Il est empereur et philosophe, mais non pas tantôt l’un et tantôt l’autre : c’est parce qu’il est philosophe qu’il se sent tenu d’être un bon, un énergique empereur. « Offre au dieu qui habite en toi, dit-il dans ses Pensées, un être viril, mûri par l’âge, ami du bien public, un vrai Romain, un vrai souverain. » La théorie stoïcienne des devoirs d’état intervient ici, et elle peut s’appliquer à tous les sujets de Marc-Aurèle aussi bien qu’à lui-même. Chacun de nous, en tant qu’homme, a des devoirs généraux envers le monde entier ; mais de plus, selon les circonstances où le destin l’a placé, selon son milieu ou sa race, il a des obligations plus particulières envers ceux qui l’entourent. L’idée de patrie, ainsi interprétée, vient se superposer à l’idée d’humanité, sans l’annihiler comme sans être annihilée par elle.

C’est de cette manière que le stoïcisme, loin de nuire au zèle civique chez les Romains, le corrobore plutôt. En est-il de même du christianisme ? Cette religion de douceur et de fraternité, qui érige si haut le dogme de la parenté naturelle de tous les hommes, qui fait profession d’ignorer toute différence entre les villes et les peuples, n’est-elle pas capable de ruiner l’esprit national ? La question est complexe ; elle exigerait, pour être traitée à fond, bien plus de temps que nous ne pouvons lui en accorder ici. Elle a récemment été reprise dans la très intéressante publication éditée sous les auspices de la Ligue des Catholiques français pour la paix, et intitulée L’Église