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national, » et la grandeur de Rome, sa liberté, son autorité sur les autres peuples, ne lui tiennent pas moins à cœur qu’à Virgile. — Le devoir civique et le devoir philanthropique lui semblent si peu opposés qu’il les cite côte à côte, tout comme s’ils n’en faisaient qu’un. C’est dans l’admirable portrait qu’il a tracé de Caton, de ce Caton qui a été, si l’on ose dire, un des « saints » du stoïcisme latin. Lucain le loue surtout d’avoir été « vertueux dans l’intérêt de tous, » et non pour lui seul, in commune bonus. Mais qu’est-ce qu’il entend par-là ? Songe-t-il à « tous les Romains, » ou à « tous les hommes ? » L’un et l’autre à la fois, croyons-nous ; le poète n’en fait pas la différence. Il représente son héros « pleurant sur le genre humain, » et un peu plus loin il le montre décidé à n’être « époux que pour Rome et père que pour Rome. » Il le dépeint, dans la même phrase, habitué « à sacrifier sa vie pour son pays, et à se croire né, non pour soi, mais pour le monde entier. » Les deux obligations sont donc comme des degrés d’une seule et même morale. Les deux sentimens ne se combattent point, ils s’aident bien plutôt, puisque tous deux tendent à arracher l’homme à l’égoïsme, et c’est justement par une condamnation de l’égoïsme que s’achève le bel éloge de Caton : « Jamais le plaisir personnel n’eut la moindre place dans ses actes. » Lucain est ici dans le vrai, et la règle qu’il pose ne saurait être trop méditée. Il ne manque pas de gens qui ne sont patriotes que pour s’autoriser à haïr ceux qui leur déplaisent ; il n’en manque pas non plus qui ne sont philanthropes que pour se dispenser d’aimer leur pays : le poète stoïcien nous rappelle fort à propos que l’essentiel n’est pas de servir la patrie plutôt que l’humanité ou l’humanité plutôt que la patrie, mais de sortir de soi pour servir l’une ou l’autre, et les deux ensemble, s’il se peut.

Cette alliance entre les deux principes, que nous révèlent les traités de Sénèque et les beaux vers de Lucain, se manifeste, encore plus frappante, chez Marc-Aurèle, l’empereur philosophe. Profondément imprégné des maximes de la morale stoïcienne, doux et paisible de tempérament, généreux, voire même un peu candide, tout le porte vers une philanthropie idéaliste. On sait avec quel respect il salue la « cité de Jupiter, » et de cette cité, les Barbares ne sont pas plus exclus que les Romains. On voit aussi qu’il ne se fait nulle illusion sur la valeur réelle des victoires et des conquêtes : « L’araignée est fière de prendre une