Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les Parthes, les Frisons et les Bretons, exécutées pendant son ministère, prouvent que son cosmopolitisme n’entraîne ni indifférence envers les intérêts de la patrie, ni défiance envers la force des armes lorsque l’emploi en apparaît juste et nécessaire. — Y a-t-il là une contradiction ? Non certes, et, dans une page curieuse, lui-même a pris soin de marquer l’ordre qu’il établit entre les devoirs de l’homme et ceux du citoyen. Cette page se lit au début du traité de la Tranquillité de l’âme : Sénèque veut raffermir un de ses élèves, Sérénus, atteint, comme nous dirions, de neurasthénie ou d’aboulie, et, bien entendu, il lui prêche l’action. Mais quelle action ? En premier lieu l’action politique, le dévouement à l’Etat, la gestion des magistratures. Si le sage ne peut, à cause des circonstances, servir son pays, il se rabattra sur le service de l’humanité : « Le rôle de citoyen lui est fermé, qu’il joue son rôle d’homme. » Cette seconde conception de l’existence, Sénèque la décrit avec beaucoup de sympathie, mais il ne la propose qu’à défaut de la première, et même, par une de ces subtilités où il excelle, il la ramène à la première. En donnant l’exemple des vertus humaines, le sage contribue pour sa part à améliorer les mœurs de ses compatriotes, donc à faire progresser la société qui l’entoure ; il s’acquitte d’une manière indirecte, mais efficace, de ses obligations de citoyen, qui décidément s’accommodent très bien, aux yeux de Sénèque, avec celles de l’homme.

Sénèque fait école sur ce point. Lucain, son neveu et son élève, est pénétré comme lui et des principes de fraternité universelle et des légitimes intérêts de la cité romaine. Quand il se représente par avance la félicité qu’amènera sur terre l’apothéose de Néron, il place au premier rang, parmi les biens qu’il attend de cet âge d’or, la paix générale : « Le genre humain posera les armes pour songer à soi-même ; tous les peuples s’aimeront. » Au plus fort des guerres civiles, il pousse un appel désespéré vers « la Concorde, salut du monde, » vers « l’amour sacré de l’univers. » En voyant les immenses travaux militaires accomplis en Epire par les troupes césariennes, il regrette tant de labeur dépensé pour des fins homicides : avec tout l’effort déployé, on aurait pu creuser le canal de Corinthe, ou améliorer, pour le bien de notre espèce, quelque autre partie de la terre. — Mais, pas plus chez lui que chez son maître, l’humanitarisme ne fait taire l’amour de la patrie. Il se vante d’écrire un « poème