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Romains cultivés d’alors, de même qu’elle apparaît à beaucoup de nos contemporains, non comme une occasion d’asservissement et d’exploitation, mais comme un moyen d’éducation, de perfectionnement, à l’égard de races inférieures. Resterait à savoir, il est vrai, jusqu’à quel point on est fondé à faire le bonheur des gens malgré eux : mais, si les hommes du XXe siècle ne sont pas d’accord sur cette question, comment nous étonner que les Romains l’aient résolue dans le sens affirmatif ? En toutes matières, ils inclinent à penser que le supérieur doit se préoccuper des intérêts de l’inférieur, mais non de son opinion ; pourvu que l’autorité soit bienveillante, ils s’inquiètent peu qu’elle soit absolue. Ils transportent donc dans la politique extérieure la règle qu’ils suivent dans la famille et dans l’Etat, et qui est un peu celle du « despotisme éclairé. » Elle leur fournit un excellent principe pour se rassurer, au cas où ils auraient par hasard quelque trouble de conscience sur la justice d’une expédition. Un général honnête homme, un Agricola, un Corbulon, peut marcher sans scrupules contre les tribus barbares qui bordent la frontière : indépendantes, elles vivent dans une instabilité qui les rend menaçantes et misérables tout ensemble ; soumises, elles cesseront d’être un danger, et, du même coup, se hausseront a un genre de vie bien préférable. Rome s’attribue à la fois le droit et le devoir de les vaincre : le droit, pour s’en garantir ; le devoir, pour les civiliser.


IV

La mentalité que nous venons de décrire, et dans laquelle le souci de la patrie ne fléchit certes pas, bien qu’il s’accompagne d’un généreux désir d’humanité, est celle des hommes qu’on pourrait appeler les « dirigeans » de l’Empire : hommes d’Etat, écrivains politiques, orateurs, historiens, poètes nationaux. En dehors d’eux, il y a d’autres hommes que leurs doctrines isolent plus ou moins de la société ambiante et mettent parfois en antagonisme avec elle : ce sont les philosophes, en particulier les philosophes stoïciens. Il peut être intéressant de savoir ce qu’ils pensent du sujet qui nous occupe. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, leurs opinions à cet endroit ne diffèrent pas beaucoup de celles que nous avons relevées jusqu’ici, et si, chez un Cicéron ou un Tacite, nous avons vu la