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généralement admise alors supprime ipso facto le problème des rapports entre la patrie et l’humanité, puisque les deux termes se réduisent à un seul.

Ce serait à merveille si toute l’humanité entrait en effet dans la patrie romaine : mais, aux frontières de l’empire, derrière le Rhin, le Danube et l’Euphrate, se pressent des races indépendantes, hostiles, menaçantes. Quels sont les sentimens des Romains envers ces étrangers, envers ces ennemis ? La foule, ainsi qu’il est naturel, les regarde comme des monstres, à une peur horrible de les voir victorieux, et les insulte bruyamment quand ils sont battus, captifs, menés en triomphe ; mais qu’en pensent les gens cultivés ? En un sens, ils partagent les haines populaires. Ils sont trop soucieux de la grandeur et de la sécurité de Rome pour ne pas applaudir à tout ce qui diminue les forces rivales. Rappelons-nous comment Tacite décrit la sanglante mêlée de deux tribus germaniques : « Etait-ce la passion de vaincre qui les animait, ou la convoitise du butin ? C’était peut-être plutôt la bienveillance des dieux pour nous, car les dieux ne nous ont pas refusé le plaisir de les voir se battre ; plus de 60 000 barbares sont tombés, non pas sous nos coups, mais, ce qui est bien plus beau, pour la fête de nos yeux. Ah ! puissent ces peuples continuer, sinon à nous aimer, du moins à se haïr : menacés que nous sommes par les destinées de l’empire, la fortune ne peut nous donner rien de mieux que la discorde de nos ennemis. » On croirait entendre parler un contemporain des guerres d’Italie ou des guerres puniques, pour que la ville natale est tout et le reste du monde rien. — Mais souvent la haine fait place à des sentimens d’équité, de respect même et de sympathie. Ce Tacite, dont nous entendions tout à l’heure le cri de joie féroce, par le souvent des Barbares sur un bien autre ton. Dans la Germanie, il rend à leurs vertus un tel hommage qu’on peut se demander s’il n’a pas voulu idéaliser leur portrait, afin de donner, par le contraste, une leçon à ses contemporains. Dans la Vie d’Agricola, il prête au chef des Calédoniens, Calgacus, le plus fier éloge de l’indépendance britannique, et le plus âpre réquisitoire contre la domination romaine. Bien d’autres témoignages, qu’on pourrait glaner dans ses œuvres, prouveraient qu’il voit les deux faces de la question, que pour lui les ennemis de Rome sont des hommes comme d’autres, ayant leurs qualités, ayant leurs droits, et non des adversaires