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la force est exercée pour l’avantage des sujets autant que des maîtres. « Nous n’exigeons de vous que juste ce qu’il faut pour maintenir la paix : pas de tranquillité sans armée, pas d’armée sans argent, par d’argent sans impôts. Tout le reste est commun entre vous et nous… Huit siècles de chance et de sagesse ont élevé cet édifice, qu’on ne peut ruiner sans être écrasé sous ses ruines. » Ces quelques paroles, pleines de substance, définissent fortement l’idée qu’on se fait alors des relations de Rome avec les autres peuples : une association de devoirs et d’intérêts entre la patrie victorieuse et l’univers vaincu.

On en arrive ainsi, non plus seulement à concilier, à rapprocher, mais à confondre la cause de Rome et celle du monde. Déjà Pline le naturaliste, avec une émotion presque religieuse, attribue à sa patrie une mission providentielle et philanthropique : « La volonté des dieux a choisi l’Italie pour rassembler les royaumes épars, pour adoucir les mœurs, pour rapprocher par l’unité de langue tant d’idiomes différens et sauvages, pour donner aux hommes l’humanité, ut humanitatem homini daret. » Plutarque, en maints endroits, et notamment dans son traité Sur la fortune des Romains, développe cette idée à grand renfort d’images : Rome est l’ancre qui a fixé au port le monde battu de la tempête ; c’est le ciment éternel grâce auquel se sont agglomérés des élémens discordans ; c’est la force créatrice qui a fait sortir l’ordre du chaos. Ælius Aristide, s’adressant aux empereurs Marc-Aurèle et Vérus, les félicite « d’administrer l’univers comme une seule et même famille, » si bien que « le nom romain cesse d’être celui d’une seule ville pour devenir celui de toute une collectivité. » Moins éloquens, plus secs, les textes juridiques n’en sont que plus significatifs : eux aussi, par les épithètes qu’ils donnent à Rome, « notre patrie commune, » « la patrie de tous, » traduisent la même conception. Elle se retrouve encore sous les cérémonies du culte de Rome et d’Auguste, le plus répandu de tous, le plus vivace, parce qu’il est le plus sincère. Pour les provinciaux comme pour les habitans de la capitale, pour les Grecs comme pour les Latins, pour les magistrats comme pour les poètes, il est incontestable que Rome, suivant le mot de Victor Hugo,


Absorbe dans son sort le sort du genre humain.


Or, s’il y a absorption, il ne peut y avoir opposition. La notion