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exemple de loyauté envers les ennemis, ou de douceur envers les neutres, ou de miséricorde envers les vaincus, il le célèbre avec une plénitude de joie où l’on sent l’effusion d’une âme honnête délivrée de tout scrupule. On pourrait comparer la manière dont il dépeint, à la même date, la conduite de Fulvius Flaccus en Campanie et celle de Scipion en Espagne, l’un despotique et féroce, l’autre libéral et doux : tous deux ont été utiles à Rome, et Tite-Live ne condamne pas Fulvius, mais il vante Scipion avec un bien autre enthousiasme. Pour lui, comme pour Cicéron et pour Virgile, le vrai héros n’est certes pas celui qui oublie sa patrie pour l’humanité, mais ce n’est pas non plus celui qui sacrifie l’humanité à sa patrie : c’est celui qui travaille pour toutes les deux en même temps.

Cette idée que l’intérêt de Rome et celui du monde sont au fond identiques, prend dès lors de plus en plus de crédit : c’est en la prenant comme règle que l’on interprète le passé et que l’on prépare l’avenir. L’historien grec Denys d’Halicarnasse, qui appelle Rome « la ville la plus universelle et la plus humaine de toutes, » insiste sur ce fait qu’elle doit sa grandeur à sa générosité : la meilleure maxime de Romulus (car c’est au fondateur qu’il attribue naïvement la politique suivie plus tard), une maxime que les Grecs auraient bien dû mettre en pratique, ç’a été de ne pas massacrer ni déporter les vaincus, mais de les incorporer dans la cité romaine ; Lacédémone, Thèbes, Athènes, cités orgueilleuses et égoïstes, ont gardé leurs droits pour elles : elles n’y ont rien gagné et tout perdu. Un siècle plus tard, Tacite reprend le même parallèle : « Qu’est-ce qui a causé la ruine de Lacédémone et d’Athènes, malgré leur puissance militaire, sinon leur habitude de traiter les vaincus en étrangers ? Notre fondateur, Romulus, a été si sage, au contraire, que la plupart des peuples étrangers ont été, le matin ses ennemis, et le soir ses concitoyens. » Il y a là, très certainement, un lieu commun de la littérature historique, mais, comme il arrive souvent, ce lieu commun traduit une idée répandue en fait dans beaucoup d’esprits, une idée agissante et efficace, qui se reflète dans la politique pratique. En même temps qu’on voit, ou qu’on se flatte de voir, dans le passé, une communauté d’intérêts entre la ville et le monde, on s’applique à ne pas séparer ce qui a toujours été uni. On projette rétrospectivement sur l’histoire de la république cette notion de solidarité entre les peuples dont le