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à Rome, il a tenu un compte égal des droits de la victoire et de ceux de l’humanité. » Voilà donc l’honneur des conquérans et le bonheur des vaincus étroitement associés : les vieux héros de la République ont été soucieux de l’un comme de l’autre, les gouverneurs de l’école de Verrès se jouent de l’un comme de l’autre, telle est la thèse que Cicéron retourne et développe avec une fécondité merveilleuse. Est-ce une tactique d’avocat ? Oui peut-être, en partie ; il est habile, à coup sûr, de montrer qu’en tyrannisant ses administrés, loin de servir la mère patrie, Verrès l’a desservie ; cela rend sa conduite plus odieuse, sa condamnation plus probable. Il n’en est pas moins vrai que l’orateur admet, comme un principe indiscutable, que le bien de Rome est en accord, et non en conflit, avec celui des sujets ; un gouverneur de province est d’autant meilleur citoyen qu’il est plus juste, plus clément, plus généreux, envers ceux que Rome lui donne à régir ; la loi patriotique et la loi humaine sont pareillement respectables, et toutes deux s’unissent pour flétrir les pratiques personnifiées par Verrès et pour suggérer un idéal nouveau.

Cet idéal se précise, dix ans plus tard, dans la belle lettre que Cicéron adresse à son frère, propréteur en Asie Mineure. La conception qui était implicitement contenue dans les reproches accumulés contre Verrès, se dégage ici en formules plus nettes. Cette lettre, une des plus longues de Cicéron et aussi une des plus solennelles de ton, est un véritable traité sur les devoirs d’un gouverneur de province. L’équité, le désintéressement, le dévouement, y figurent en première place ; le noble mot d’ « humanité » y revient à chaque ligne, et dans le sens le plus étendu. Non seulement il faut être humain envers ceux qui le méritent par leur plus haute culture morale et intellectuelle, comme les Grecs, mais il faut l’être envers les peuples les moins dignes, les moins sympathiques, Africains, Espagnols ou Gaulois, « nations sauvages et barbares ; » il faut l’être envers les serviteurs, et jusqu’envers les animaux : « tout être qui commande à d’autres ne doit avoir qu’un but, faire le bonheur de ceux qu’il dirige ;… que l’on gouverne des alliés et des citoyens, ou des esclaves et des bêtes brutes, on doit se donner tout entier aux intérêts de ses inférieurs[1]. » Voilà de belles phrases,

  1. On remarquera en passant la structure de cette phrase, où les « esclaves » sont rapprochés, non des « citoyens, » ni même des « alliés, » mais des « bêtes brutes : » cette seule classification, — chez un homme aussi cultivé que Cicéron, et aussi tolérant pour ses serviteurs, — en dit long sur la condition des esclaves.