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entière. Nous n’en sommes plus même à la religion de l’Inconnaissable de Spencer et de Littré : l’aveu d’impuissance des savans, arrivés au terme de leur effort, devant « l’Océan sans barque et sans voile, » ne rend pas compte de la religion des humbles qui ont toujours des explications pour toute chose.

Quel sera donc cet objet réel d’un culte consacré par la science ?

La Société. Étant démontré que la société est quelque chose de plus que le total des individus, et qu’au-dessus d’eux tous plane une force impersonnelle, qui se communique à eux, qu’ils sentent venir pour redoubler leur efficacité et leur courage : c’est cette puissance que les individus, sous d’autres noms et à leur insu, invoquent et honorent. Toutes les mythologies, suivant le langage de M. Durckeim, se sont trompées sur le véritable objet de leur culte. Et parmi les sectateurs de mythologies le savant auteur compte assurément Bossuet et Descartes.

En revanche, les Arunta, peuples de l’Australie centrale, sans vêtemens et sans maisons, ont aperçu la vérité. Le totem qu’ils vénèrent est l’expression même du clan, et tous les hommes du clan participent à la nature du totem, et sont de son espèce : cacatoès blanc, par exemple, ou kanguroo ; où, dans un autre ordre de choses, la pluie ! Ces peuples connaissent aussi la Mana, puissance environnante et bienfaisante, et impersonnelle ; la Mana ne saurait être que la puissance collective et supérieure de la société. Malheureusement cette notion religieuse, scientifique et juste, éclose chez un peuple primitif et barbare, a été depuis lors égarée dans le dédale des mythologies.

Je ne crois pas ces idées-là appelées chez nous à un grand avenir. La mythologie de Bossuet et de Descartes nous retiendra longtemps. Mais ne vous semble-t-il pas qu’elles fleurissent chez les Allemands ? Il est permis pour bien des raisons de les comparer aux Barbares. Leur grand Frédéric, cité l’autre jour par M. Charles Benoist, ne disait-il pas : « J’aime le vieux prince d’Anhalt-Dessau, parce qu’il est un vrai Vandale : oui ; tel que Tacite nous les a dépeints. » Osons donc les rapprocher des Arunta. Leur culte s’adresse à la puissance qui se dégage de l’État ; à une force sociale et impersonnelle. La Mana dirige le boomerang de l’Australien, et elle inspire M. le professeur Ostwald. Guillaume II est le ministre de Unser Gott, mais ministre comme Richelieu l’était de Louis XIII. Il le