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homme dont un éclat d’obus a tué les deux enfans, le tremblement des mains de deux fumeurs émus par le passage voisin d’un « express » et qui gaspillent une demi-boite d’allumettes avant de pouvoir allumer leurs cigares, le convoi de folles transférées dans un asile plus sûr et qui s’extasient au spectacle des explosions, sont des impressions ou des souvenirs réellement vécus, car il serait impossible de les inventer.

La sincérité de Powell apparaît encore dans l’éloge sans réserves qu’il décerne au clergé belge, régulier et séculier. Cet Américain, dont on ignore les convictions, est émerveillé par les actes innombrables d’héroïsme et de charité que les prêtres et les congréganistes accomplissent sans phrases, sous ses yeux. Il ne peut s’empêcher de remarquer que la foi peut-être chancelante du peuple est stimulée par le martyre de ses pasteurs, et que l’envahisseur semble animé d’une haine spéciale envers les édifices religieux. Peut-être a-t-il raison. Je ne sais si, comme on l’affirme chez nous, l’indifférence ou l’hostilité à l’égard de la religion catholique font vraiment place à une ferveur générale qui transformera la mentalité de la nation et la politique de l’Etat ; mais j’ai constaté l’acharnement parfois inexplicable de l’ennemi contre nos clochers. Pourtant, cachés dans des vallons, entourés de grands arbres, ils n’étaient pas toujours des observatoires gênans qu’il importait de démolir. Et cependant les premiers obus leur étaient destinés. Les grosses « marmites » arrivaient par deux, et leurs doubles explosions sonnaient et se répercutaient comme un glas qui annonçait la fin prochaine de ces vénérables témoins de l’histoire locale. Et bientôt le coq ou la croix de fer, les cloches qui avaient chanté les joies et les tristesses de tant de générations, gisaient dans un linceul de pierres écroulées, tandis que des tourbillons d’épaisse fumée noire flottaient sur ce désastre comme les voiles funèbres du village en deuil.

Ainsi, sans y penser peut-être, Powell accumule en traits précis les preuves de son exactitude et de sa bonne foi. Elles rendent plus captivante la dernière partie de son livre, qui n’est pas la moins dramatique. Nous ne savions pas grand’chose des ultimes convulsions d’Anvers, et la brève résistance de ce chef-d’œuvre d’art militaire avait douloureusement surpris l’opinion publique dans nos pays alliés. Nombre de réfugiés belges chuchotaient même leurs soupçons de trahison à des auditeurs