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la souveraine puissance de la Fatalité ou de la Providence.

On arrive très vite, dans ces orages de fer et de feu, à comprendre, selon ses croyances, qu’on n’est qu’un fétu entre les mains de Dieu ou du Destin. Et des actes qui, en temps normal, seraient jugés comme d’inexcusables folies se classent sans effort, après quelques jours de bataille, dans la catégorie des faits raisonnables et naturels. A l’époque où se livrait la bataille de la Marne, j’avais comme objectif une position assez fortement occupée. La ligne de tirailleurs en était arrivée à trois cents mètres environ, et je songeais aux préparatifs de l’assaut quand, pour un motif quelconque, je reçus l’ordre de me replier. La dernière des compagnies allait donc battre en retraite à son tour, lorsque je vis les hommes déjà levés se figer sur le sol au signal de leur chef. Alors, celui-ci franchit la ligne des corps aplatis et, tout seul, posément, s’en alla vers l’ennemi. Stupéfait, je le regardais sans comprendre. Autour de lui les balles innombrables soulevaient des flocons de poussière, qui l’environnaient comme d’une nuée roussâtre. Dans ce voile léger et tremblant sa haute taille paraissait immense, et ses enjambées étaient celles d’un titan. Il fit ainsi deux cents mètres et, soudain, il s’affaissa. Je le croyais touché, mort peut-être, et je renonçais à déchiffrer l’énigme de son équipée, mais il se releva aussitôt. Il soutenait un homme qu’il portait presque, et qu’il ramena sur la ligne avec le même calme et le même bonheur. Alors seulement il mit son monde en marche et je n’ai jamais vu, sur aucun terrain de manœuvre ou de défilé, une troupe évoluer avec autant de sang-froid et de précision. Elle ne laissa d’ailleurs, sauf quelques morts, personne en arrière.

J’allai m’enquérir, aussitôt que possible, des causes de cette fugue mystérieuse. L’officier, un lieutenant très ancien, — le capitaine avait été blessé au début de l’affaire, — me l’expliqua froidement, comme il aurait raconté une histoire banale : « J’avais envoyé, dit-il, une patrouille de combat vers la position, dans mon secteur d’attaque. Au moment de commander demi-tour à la compagnie, j’ai vu qu’un des hommes de cette patrouille, blessé, avait été abandonné par elle. Je n’ai pas voulu le laisser prendre par les Allemands, et je suis allé le chercher. » Je n’insistai pas sur les complimens que la modestie de l’officier refusait, et j’énumérai les objections nombreuses