Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/108

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cependant celui dont les effets sont partout les plus pénibles pour les combattans. Ils se moquent d’avoir des habits en loques ou des souliers troués ; si les vivres réglementaires n’arrivent pas, ils patientent ou savent s’en procurer. Mais sans la pipe ou la cigarette habituelles, privations et fatigues sont ressenties avec une acuité qui réagit fâcheusement sur le moral.

L’auto-tabagie de Powell me remémore le marasme où l’absence d’allumettes, de scaferlati et de maryland plongeait, a la même époque, nos officiers et nos soldats. Dans notre marche vers la Belgique, nous traversions des villages dont les bureaux de tabac étaient déjà presque vidés par les forces de cavalerie qui nous précédaient. Nos cyclistes et nos éclaireurs régimentaires se faufilaient avec les campemens, glanaient le reste des vitrines chez les buralistes, pour exploiter sans vergogne les profits d’un trust avantageux. Les petites provisions emportées dans les sacs et les cantines s’étaient depuis longtemps converties en fumée. Seuls, ceux que les trusteurs honoraient de leur protection ou de leur amitié pouvaient encore cultiver, à prix d’or, un vice dont le spectacle de l’envie générale augmentait la douceur. Les autres devaient recourir aux pratiques de l’adolescence et piper tristement la paille hachée menu, ou la barbe de maïs. Or, notre colonel, qui ne fumait pas, avait une âme pitoyable. Et comme, vainement, il avait imploré l’Intendance, il décida d’être tout seul le pourvoyeur du régiment.

Depuis deux jours, on était cantonné près de la frontière qu’on devait bientôt franchir. De l’autre côté, la Belgique s’offrait comme la terre promise des fumeurs. Mais, pendant l’accalmie qui précéda l’orage, de nombreuses patrouilles de uhlans en défendaient l’accès. Du haut d’une colline, on les voyait à la lorgnette, trottant à travers les villages et les bois, pourchassés par nos cavaliers, mais toujours aux aguets. Entre temps, le colonel s’était procuré un auto de tourisme, mené par un chauffeur débrouillard. Sans rien dire à personne, il partit en voiture après le déjeuner avec, pour toute escorte, son ordonnance sur le siège du conducteur. Trois heures après, il revenait d’une longue randonnée en Belgique où il avait acheté un monceau de cigares, cigarettes et paquets de tabac, sans que les ennemis disséminés dans la campagne aient été mis en éveil par cette voiture errante sur les chemins. La joie bruyante qui