Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

drapeaux américains, transporte vers Bruxelles, par Aerschot, l’envoyé spécial du consul général d’Anvers au ministre des États-Unis.

La précaution était bonne et la ruse louable, puisqu’elle nous permet de savoir, sans ambiguïté, comment les armées de Guillaume II appliquent le principe des responsabilités collectives en pays ennemi. Certes, les chefs militaires, sous quelque longitude qu’ils opèrent, ne sauraient prendre trop de précautions pour préserver leurs troupes contre l’hostilité effective des habitans. Parfois, des exemples sont nécessaires pour contenir le patriotisme surexcité, qui d’ailleurs entretiendrait le trouble dans une région conquise ou servirait d’excuse à de regrettables attentats. Mais il y a « la manière, » et les Allemands ne l’ont pas. Que le fils du bourgmestre d’Aerschot ait, avec ou sans raison, tué d’un coup de revolver le général qui dînait chez son père, que des civils aient tiré en même temps sur les soldats disséminés dans les rues, les scènes dont la malheureuse ville fut le théâtre ne s’excusent pas. Sous prétexte d’exécution militaire, l’armée d’un pays qui revendique le monopole de la Kultur a commis au XXe siècle des forfaits pires peut-être que ceux du Sac de Rome ou des Noces de Magdebourg. Ce n’est pas le gouvernement belge, dont les doléances pourraient paraître suspectes, qui l’affirme. C’est un neutre, citoyen des États-Unis, journaliste sans préférences et sans préjugés, que le souvenir des horreurs vues et devinées poursuit comme un cauchemar : « J’ai vu, écrit-il, en maints lieux de la terre, maintes choses terribles et révoltantes, mais rien d’aussi épouvantable qu’Aerschot. Les deux tiers, je n’exagère point, de ses maisons avaient été la proie des flammes et portaient les visibles traces d’un pillage préalable par une démente soldatesque. Les preuves du crime étaient partout… » Je ne retiens de son récit que celle-ci, qui me paraît assez éloquente : «…Malgré les froncemens de sourcils des soldats, je tentai de causer avec quelques-unes des femmes tassées devant une boulangerie, dans l’attente d’une distribution de pain ; mais les pauvres créatures étaient trop terrorisées pour répondre autrement que par un regard fixe et suppliant de leurs yeux largement écarquillés. Ces yeux me hanteront à jamais. Ne hantent-ils pas quelquefois les Allemands ? Mais un mince incident qui se produisit au moment où nous quittions la ville fit plus que tout le reste pour me rendre