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s’en va en morceaux sur le plancher ! — Et y a-t-il beaucoup à manger ? — Oui, des cochons, autant que vous en voulez ! Des centaines, des milliers de cochons. Nous les attrapions, et les emportions au camp. » Le blessé fourrage dans son sac, pendu au bord de son lit, et finit par en tirer un couteau d’apparence assez meurtrière. « Tenez, me dit-il, c’est avec ça que les Allemands les tuent ! »


De Moscou, M. Stephen Graham s’est rendu d’abord dans la ville livonienne de Libau, qui venait d’être bombardée par une escadre allemande, et où il nous avoue qu’il espérait vaguement pouvoir assister à une répétition de la même aventure. Mais non, il n’y a rien trouvé que silence et ténèbres. Toutes les boutiques fermées, toutes les lumières éteintes, un grand port où dormaient tristement une centaine de vaisseaux dépeuplés. Parfois seulement une foule qu’on eût dite sortie de terre s’entassait sur les dunes, les yeux fixés sur l’horizon vide. Une foule étrangement partagée, d’ailleurs, entre des sentimens contraires de crainte et de désir : car, derrière la pénible perspective des bombes, cette population en majorité allemande entrevoyait volontiers, dans ses rêves, l’image d’un drapeau allemand flottant sur son beffroi. « Pendant le dernier bombardement de la ville, dans le grand élan de satisfaction que leur causait l’idée d’une prochaine entrée des Allemands, l’on m’a dit que la plupart des commerçans de Libau avaient soudain complètement oublié la langue russe, qu’ils baragouinaient de leur mieux jusque-là. » Mais l’escadre allemande s’en était allée, — au contraire de ce qu’elle a fait l’autre jour, — sans avoir obtenu le moindre résultat appréciable, si ce n’est celui de pouvoir enrichir les « communiqués » officiels d’un mensonge de plus : car toutes les bombes étaient tombées dans la mer ou sur le sable des dunes, et le prétendu « incendie » de la ville n’avait existé que dans l’imagination du grand État-Major.

A Grodno, sur le Niémen, lorsque y est arrivé l’écrivain anglais, toutes les maisons se remplissaient de soldats blessés, dont les convois se mêlaient, dans les rues, à un passage continu de troupes fraîches, en route pour le « front » tout voisin. Dans le quartier des Juifs, un lugubre dimanche de pluie, M. Graham fut témoin d’une scène inoubliable. Une longue suite de chariots de moujiks, servant à emporter les soldats blessés, venait de s’arrêter au coin d’une rue, ainsi qu’elle le faisait de cinq en cinq minutes pour permettre aux blessés de se reposer un peu des terribles secousses que leur infligeait chaque tour de roue. « De nombreux Juifs en haillons étaient accourus auprès des chariots, avec des croissans de pain blanc qu’ils