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prose de couleur, de lumière, et de poésie sont le Slave « anglicisé » Joseph Conrad et un Anglais (ou peut-être encore un Écossais) « russifié » qu’une récente photographie nous fait voir une fois de plus, au frontispice de son nouveau livre, tâchant à revêtir non seulement le costume, mais jusqu’aux allures et jusqu’à la mine d’un modeste bourgeois de Kief ou d’Ekaterinoslav !

Un Loti anglais : telle serait sans doute la meilleure définition de l’éminente personnalité littéraire de M. Stephen Graham, — ou du moins la définition la mieux faite pour en révéler l’espèce à un lecteur français. Par des moyens tout différens et qui ne sont qu’à lui, l’auteur d’Un Vagabond au Caucase réussit à évoquer en nous une impression assez parente de celle qu’y suggère l’auteur du Roman d’un Spahi, c’est-à-dire un mélange délicieux d’images très précises et d’émotion flottante, comme si des spectacles d’une réalité toute proche se déroulaient devant nous, tandis qu’autour de nous s’exhalerait un chant doucement nuancé, nous permettant de transporter toujours notre vision dans une atmosphère de rêve. Combien j’aurais aimé, par exemple, pouvoir citer ici quelques morceaux des deux livres, — justement célèbres déjà dans leur pays, — où l’écrivain anglais nous a raconté, tour à tour, son voyage à Jérusalem en compagnie d’une troupe de pieux pèlerins russes et son voyage aux Etats-Unis avec une troupe, à peine moins touchante, d’humbles paysans russes attirés au-delà des mers par les mensongères promesses d’agens d’émigration ! Jamais peut-être aucun étranger n’a plus tendrement observé la vie du peuple russe, ni surtout ne l’a traduite en de plus aimables ou poignantes peintures. Mais tout cela aussi risquerait de nous sembler, aujourd’hui, l’écho d’un monde disparu ; et M. Stephen Graham lui-même nous avoue qu’il a eu quelque peine à reconnaître ses chers moujiks de naguère, — avec leur indolence native s’accentuant encore sous l’action déprimante d’un flacon de vodka, — dans ces héros de bravoure enflammée et d’activé bonté qui, sur les « fronts » pathétiques du Niémen ou de la Vistule, l’émerveillaient par leur zèle unanime à glorifier le récent décret impérial leur interdisant de boire désormais autre chose que de l’eau.


J’ai causé avec divers soldats de cette interdiction absolue de toute boisson alcoolique : pas un qui ne l’approuvât avec enthousiasme. Et l’un d’eux, notamment, un jeune paysan attaché au service d’aviation comme compagnon d’un officier-pilote, m’a offert un exemple parfait de la manière dont ses frères envisageaient la réforme nouvelle. Il venait d’acheter deux harengs flanqués d’un morceau de pain ; et, tout en les mangeant avec une satisfaction manifeste, il se laissait aller a murmurer :