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à moins de frais, d’une manière plus normale et moins précaire. La France, n’ayant pas à libérer trois millions de ses enfans, ne se sentant pas menacée dans son existence même, n’aurait pas eu à rechercher l’alliance russe et l’amitié anglaise. Le formidable conflit d’aujourd’hui eût été évité…

Ce sont là des rêves ; et la tragique réalité est tout autre. Fière de sa force, enivrée de sa victoire, l’Allemagne a cru que la violence était la reine du monde, et elle s’est préparée, par la violence, à faire la conquête du monde. Elle a piétiné l’Alsace-Lorraine comme elle avait piétiné le Slesvig et la malheureuse Pologne. Avec un aveugle dédain, elle a accumulé contre elle des colères, des rancunes, des haines inexpiables. Elle s’est crue un jour assez forte pour jeter un insolent défi à l’univers presque tout entier. Et l’on a vu ce spectacle, peut-être unique dans l’histoire, d’un peuple redoutable et redouté, parvenu à un très haut degré de puissance matérielle, de prospérité économique et commerciale, jouer une situation exceptionnelle, et tout son avenir sur une seule carte, — et une mauvaise carte. Pour expliquer pareille frénésie de suicide, les anciens eussent invoqué la terrible Némésis. Les modernes, instruits par Bossuet à méditer sur les destinées des empires, pourront se demander si, par un juste retour des choses d’ici-bas, de tous les crimes qu’a commis au cours de son histoire l’immorale nation de proie, celui dont elle va subir l’inéluctable châtiment ne serait pas surtout cette cynique violation des consciences nationales, dont l’annexion de l’Alsace-Lorraine restera le douloureux symbole.

Victor Giraud.