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Dès le début on est intéressé, empoigné, conquis. Chaque personnage qui entre en scène se nomme, et chacun porte un nom, inconnu alors, mais qui depuis… Ce sergent, c’est Marceau ; cet architecte, c’est Kléber ; ce poète, c’est Marie-Joseph Chénier ; cet acteur, c’est Talma. Voici Robespierre et voici Bonaparte. Le moyen de s’ennuyer en si belle compagnie ? Et tout de suite l’action s’engage, romanesque, pathétique et vous entraine, quoi que vous en ayez. On est dupe. On ne réfléchit plus. On ne pense plus… A certaines heures, c’est le plus grand bien.


L’histoire du cinématographe vient de s’enrichir d’un chapitre qui manquait à sa gloire. Déjà les films avaient été utilisés pour enregistrer les phases d’un naufrage. Mais suivre sur l’écran l’agonie d’un navire torpillé, c’est un surcroit de plaisir et un régal de haut goût. Les journaux allemands nous ont appris que la nouveauté sensationnelle dans les cinémas berlinois était le torpillage du Falaba. A l’instant où l’équipage et les passagers, — qui ne seront pas secourus, — tombent A la mer, c’est dans la salle un enthousiasme indescriptible. J’imagine qu’on reproduit dans la coulisse le ricanement dont les marins allemands ont accompagné l’agonie de leurs victimes… Si hideuse que soit une telle scène, qui fait honte à l’humanité, ne la regrettons pas. Elle est un document incomparable sur la mentalité d’un peuple. D’incorrigibles utopistes ont essayé d’établir une distinction entre les sentimens de l’empereur allemand et ceux de la nation allemande. Le Kaiser seul, d’après eux, devait porter la responsabilité de la guerre et des atrocités qui y ont été commises. Mais, à Berlin comme ailleurs, c’est bien le peuple, ce sont les classes moyennes qui forment la clientèle habituelle des cinémas. C’est la nation allemande qui, réunie dans les endroits où elle se divertit, insulte et ricane à la mort de ceux qu’elle assassine. Réponse décisive à l’adresse de ceux qui, en bas, seraient impatiens de tendre aux Allemands une main fraternelle et de ceux qui, en haut, rêveraient, — déjà ! — d’un rapprochement intellectuel.


RENE DOUMIC