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lui l’héritier de toute une race française, senti un étranger ; il a comparé ce qu’il voyait autour de lui avec le modèle intérieur qu’il portait en lui. Décidément, il est réfractaire à cette manière allemande, à cette compression qui, sous prétexte de discipline et d’organisation, anéantit toute initiative, toute indépendance, toute liberté d’esprit. L’Allemagne a élevé la prétention de détenir le monopole de la science, et ce qui est stupéfiant, c’est que nous l’ayons cru, nous les compatriotes de Claude Bernard et de Pasteur. La guerre une fois déchaînée on a reconnu que cette science s’accommode parfaitement d’une « régression à l’état sauvage ; » et on a flétri, comme il convenait, la « barbarie scientifique. » Mais déjà dans les Oberlé un Allemand revendique avec fierté pour son pays le privilège de cette scandaleuse association : « Nous sommes, dit-il, des barbares civilisés. »

L’un des types les plus fouillés du roman est celui de l’officier prussien, le lieutenant von Farnow. Avec cette largeur de touche et cette recherche d’impartialité qui caractérisent le vrai romancier, et qu’on admire chez un Bazin comme chez un Bourget, l’auteur des Oberlé a évité de pousser le portrait à la caricature. Il n’a pas rendu le personnage odieux : il ne l’en a montré que plus effrayant. Celui-ci est l’officier riche, élégant, fier de son origine nobiliaire, homme du monde, propriétaire terrien, un de ces hobereaux qui occupent tous les degrés de la hiérarchie militaire en pays teuton. Brutal avec le soldat, sans pitié pour les inférieurs, il est aveuglément soumis aux chefs, ou plutôt à la discipline dont ils personnifient la rigidité inflexible. Ce qui le caractérise, c’est l’orgueil, exalté par cette conviction d’appartenir à une race faite pour la domination. « Je m’étonne que vous n’ayez pas encore aperçu, vous qui avez séjourné dans toutes les provinces de l’Allemagne, que nous sommes nés pour la conquête du monde et que les conquérans ne sont pas des hommes doux, jamais, ni même des hommes parfaitement justes. » Ainsi la dureté se trouve érigée en théorie et le principe est posé que la force prime le droit. L’amour même chez ce conquérant du monde procède de l’esprit de conquête. Car s’il aime Lucienne Oberlé, et il l’aime réellement, c’est sans limite pour ces obscures raisons du cœur que la raison ne connaît pas ; mais c’est aussi par un sentiment réfléchi, parce que le mariage de la jeune fille avec un officier allemand est une étape dans la germanisation d’une famille française, et partant un progrès de la conquête. Ainsi il représente bien sa nation qui est une nation de proie. Vienne la guerre, l’élégant von Farnow, monté en grade, sera de ceux qui, sans scrupule et sans remords, feront incendier les