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UN TÉMOIGNAGE ALSACIEN SUR L’ALSACE-LORRAINE.

que lorsqu’ils seront redevenus Français. À ce moment-là, du reste, la « protestation » des uns n’ayant plus de raison d’être, il y aura lieu d’écouter les vœux légitimes des autonomistes et de leur donner une large satisfaction.

Cette satisfaction, l’Allemagne, si elle l’avait sincèrement voulu, aurait-elle été capable de la leur donner ? Oui, peut-être, — si elle n’avait pas été l’Allemagne, — je veux dire si elle n’avait pas été comme envoûtée par l’odieux caporalisme prussien. Certes, on aurait pu concevoir, en théorie tout au moins, une Allemagne vraiment libérale, respectueuse des droits acquis, des traditions historiques et des âmes nationales, laissant l’Alsace-Lorraine se gouverner et s’administrer elle-même, et n’intervenant que le moins possible dans sa vie intérieure. Cette Allemagne-là, — qui n’a d’ailleurs jamais existé que dans les livres de Mme de Staël, car l’Allemagne réelle a toujours eu le culte de la force et l’incompréhension des âmes étrangères, — cette Allemagne-là aurait-elle pu, le temps aidant, se faire pardonner l’annexion et obtenir peu à peu l’adhésion loyale et sans arrière-pensée des provinces conquises ? Il est possible : l’Angleterre a bien obtenu pareil résultat au Canada, et l’Alsace-Lorraine n’était peut-être pas beaucoup plus réfractaire à une relative assimilation allemande que le Canada à l’assimilation anglaise. Mais, encore une fois, il aurait fallu que l’Allemagne changeât sa nature, et, l’eût-elle voulu, c’est ce que la Prusse, l’orgueilleuse et brutale Prusse, n’aurait point permis. Et, d’accord avec la Prusse, l’Allemagne a enfermé l’Alsace-Lorraine dans une impasse d’où seule la force française pourra la faire sortir.

Mais l’Allemagne est punie, elle le sera bien plus encore demain de son inexorable brutalité. Supposez qu’en 1871, au lieu d’annexer l’Alsace-Lorraine, elle nous eût réclamé quelques milliards de plus avec l’Algérie, par exemple : à l’heure actuelle, elle aurait, dans l’Afrique du Nord, cet empire colonial qu’elle nous enviait si âprement, et, quelques années après la guerre, une alliance franco-allemande n’aurait probablement pas souffert plus de difficultés qu’au lendemain de la guerre de Mandchourie une alliance russo-japonaise. La question d’Alsace-Lorraine n’existant pas, quarante années de l’histoire européenne n’auraient pas été comme empoisonnées par l’attente et la préparation d’une guerre inévitable. L’Allemagne se serait développée