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généreusement ouvert sa riche colonie à ceux qui trouvaient décidément « trop dur de rester là-bas. » Car dans l’Algérie contemporaine, l’apport alsacien-lorrain n’est point négligeable. « Il est permis d’affirmer, écrit excellemment à ce propos M. Delahache, que dans le creuset où de tant d’élémens divers s’élabore une sorte de type algérien, l’Alsace et la Lorraine ont jeté quelques qualités précieuses de méthode, de ténacité, de conscience au travail, de susceptibilité patriotique. L’Alsace et la Lorraine perdues, on l’a souvent remarqué dans ces dernières années, ce n’était pas seulement deux provinces en moins, c’était aussi, par instans, la France déséquilibrée : harmonieux composé de Nord et de Midi, d’Est et d’Ouest, auquel, tout à coup, l’Est manquait. Les cinq mille Alsaciens d’Algérie ne sont pas inutiles pour maintenir dans la seconde France l’équilibre français. »

Quand on vient de fermer les livres de M. Delahache, on ne peut se défendre d’un sentiment de mélancolie profonde. S’il est parfaitement exact que l’Alsace-Lorraine était nécessaire à la France, il n’est pas moins certain que la France était nécessaire à l’Alsace-Lorraine. Et c’est pourquoi, depuis quarante-quatre ans, séparée de la mère patrie, l’Alsace-Lorraine n’a pu, quoi qu’elle fît, vivre d’une vie normale et retrouver l’équilibre intérieur, sans lequel, pour les peuples comme pour les individus, il n’y a pas de santé véritable. À vivre pendant deux siècles au sein de la communauté française, l’Alsace-Lorraine, — elle y était d’ailleurs prédisposée par ses origines ethniques, — s’était fait une âme française. Brusquement détachée de la France, elle n’a pu se faire une âme germanique. Et forcée de vivre en Allemagne et de la vie allemande, elle n’a pu s’adapter à sa nouvelle et dure existence ; elle n’a pu, ni voulu changer son âme. De là ce quelque chose de heurté qui, près d’un demi-siècle durant, a caractérisé chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes. Autonomistes et protestataires avaient beau jeu de se reprocher mutuellement leurs programmes : ni les uns ni les autres ne pouvaient, par la force même des choses, trouver une formule qui conciliât également les intérêts particuliers des deux provinces annexées et les intérêts généraux de la collectivité française ; et les uns et les autres, ayant à la fois raison et tort, n’auront pleinement raison et ne se réconcilieront