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soit pas troublée… Si l’Allemagne entendait entrer en campagne sans motifs ou sous des prétextes futiles, elle se placerait vis-à-vis de l’Europe dans la même situation que Bonaparte en 1810, et ce serait à ses risques et périls.

Nous ne retenons de cet entretien que ce qui était de nature à rassurer complètement le général Le Flô quant à la crise provoquée par le Cabinet de Berlin, et, pour ne pas allonger ce récit, nous passons sous silence d’autres propos tenus par l’Empereur, lesquels ont pu être considérés depuis comme le premier germe de l’alliance franco-russe.

Tandis que le général Le Flô recueillait à Saint-Pétersbourg les témoignages de la sympathie impériale, à Paris on était toujours dans les transes. Tout faisait craindre un ultimatum allemand mettant la France en demeure de renoncer au développement de sa puissance militaire. Dans le gouvernement, on se demandait s’il ne valait pas mieux répondre aux exigences de l’Allemagne en désarmant que de s’exposer à une agression dont les conséquences étaient faciles à prévoir. C’était se placer entre l’humiliation et la guerre. Le duc Decazes ne croyait pas impossible d’éviter l’une et l’autre. Il avait fait appel à la Russie et à l’Angleterre, et il estimait qu’il fallait au moins attendre le résultat de cette double démarche. Mais l’attente était cruelle. A tout instant, quelque incident inattendu venait l’assombrir.

Il en est un notamment qu’il y a lieu de rappeler, car il trahissait lumineusement la pensée allemande. Dans une de ses dépêches, Gontaut-Biron rendait compte des singuliers propos que, dans une conversation familière, lui avait tenus Radowitz.

— Pouvez-vous assurer, lui avait demandé ce confident du chancelier, que la France, regagnant son ancienne prospérité, ayant réorganisé ses forces militaires, ne trouvera pas alors des alliances qui lui manquent aujourd’hui, et que ces ressentimens qu’elle ne peut manquer de nourrir, qu’elle conserve très naturellement pour la prise de ses deux provinces, ne la poussent pas inévitablement à déclarer la guerre à l’Allemagne ? Si la revanche est sa pensée intime, et elle ne peut être autre, pourquoi attendre pour l’attaquer qu’elle ait repris ses forces et qu’elle ait contracté des alliances ? Convenez que politiquement, philosophiquement, chrétiennement même, ces déductions sont fondées et de semblables préoccupations bien faites pour guider l’Allemagne.