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commencement d’avril, en traversant Paris pour regagner son poste, que les communications qui lui furent faites lui permirent d’en mesurer la gravité. Les rapports et les documens secrets dont il eut connaissance ne laissaient aucun doute sur les projets malveillans de l’Allemagne. Les instructions qui lui furent données s’inspiraient de l’espoir qu’avait conçu le gouvernement français que la Russie ne laisserait pas s’exécuter ces projets. Au surplus, elles étaient vagues et brèves : on s’en remettait à son patriotisme, à son habileté, à son zèle comme à la bienveillance personnelle que lui témoignait le Tsar, pour conjurer le péril dont la France était menacée.

À peine arrivé à son poste, cette bienveillance se manifesta par une visite toute de courtoisie que lui fit le prince Gortchakoff. Tout naturellement, l’attitude quasi comminatoire du Cabinet de Berlin défraya la conversation. Le chancelier connaissait par le prince Orloff, ambassadeur de Russie à Paris, les craintes du gouvernement français. Mais il les croyait exagérées. Il laissa cependant entendre au général Le Flô que, s’il était démontré qu’elles avaient un fondement, l’empereur Alexandre, qui devait prochainement faire une visite à Berlin, saurait y tenir un langage ferme et clair. C’en était assez pour rassurer le général Le Flô, et d’autant plus qu’il avait emporté de Paris la conviction que l’Angleterre était dans les mêmes dispositions que la Russie.

En le quittant, le chancelier russe lui avait dit :

— Rendez-vous forts, très forts.

Peu de jours après, dans un entretien qu’il eut avec le Tsar, il put se convaincre que le prince Gortchakoff avait traduit exactement la pensée de son maître. Comme l’ambassadeur faisait allusion aux « points noirs » que se plaisait à multiplier en Europe le prince de Bismarck, l’Empereur avoua qu’il déplorait la conduite du chancelier d’Allemagne. Mais il ne croyait pas que l’Allemagne voulût la guerre ; il savait même pertinemment que l’empereur Guillaume et son fils, le prince impérial, y étaient résolument opposés. Dans les intrigues très regrettables de Bismarck, il ne fallait voir que des ruses employées par lui pour mieux assurer son pouvoir en se faisant croire plus nécessaire par l’étalage de dangers imaginaires.

— En tout cas, avait ajouté le Tsar, soyez assuré que je veux la paix comme vous et que je ne négligerai rien pour qu’elle ne