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si l’on cherchait à pousser la France à un coup de tête. Le soulèvement de la presse germanique s’aggravait bientôt du langage alarmant que les représentans de l’Allemagne à l’étranger tenaient dans les capitales où ils étaient accrédités. Ils feignaient de croire que la France se préparait à la guerre ; partout, ils faisaient montre de la plus vive inquiétude. Le prince de Bismarck poussait cette comédie plus loin encore, Par ses ordres, l’un de ses familiers, le comte de Radowitz, partait pour Saint-Pétersbourg, chargé d’attirer l’attention du gouvernement russe sur les intentions non équivoques du gouvernement français. Le chancelier de Russie, prince Gortchakoff, voyait un matin l’envoyé de Bismarck entrer dans son cabinet, la mine bouleversée, essoufflé, important, agité, et comme le prince lui demandait à quelle circonstance il devait le plaisir de le recevoir, Radowitz répondait :

— J’ai pour mission de vous ouvrir les yeux.

Et, en quelques phrases préparées d’avance, il essayait de lui faire toucher du doigt les périls dont la France menaçait la paix de l’Europe, il est dit dans un rapport que le chancelier de Russie accueillit par un éclat de rire cette communication. Mais Radowitz était chargé d’en faire une autre au chancelier russe et de lui demander à quelles conditions le Cabinet de Saint-Pétersbourg consentirait, si la guerre éclatait entre la France et l’Allemagne, à ne pas intervenir. S’il laissait à celle-ci les mains libres, il pourrait faire en Orient tout ce qu’il voudrait. Au début de ce suggestif entretien, le chancelier s’était contenté de rire. Mais, en réponse à la question qui lui était posée, il se récusa en objectant en toute simplicité que la Russie n’avait aucun désir d’agrandissement, qu’elle n’entendait pas s’engager pour le présent et encore moins pour l’avenir. Mais, désormais, il était fixé sur le caractère provocateur des projets allemands.

La propagande du Cabinet de Berlin à travers l’Europe témoignait de l’agitation du prince de Bismarck. Elle était devenue si visible que ses familiers la constataient et s’en alarmaient. L’un d’eux, le comte de Munster, ambassadeur d’Allemagne à Londres, avouait au comte de Jarnac, ambassadeur de France, que les nerfs du chancelier étaient bien ébranlés et qu’il avait besoin de quelques mois de repos. Le chancelier le reconnaissait lui-même : à diverses reprises, il