Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/894

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les moins contestées. Soumises à des fatigues sans nom, comment pourraient-elles retrouver le feu, l’entrain, le « mordant » dont, au début, elles avaient donné tant de preuves ? D’autre part, le soldat français n’aime pas à battre en retraite ; et quand il ne comprend pas, comme ce fut alors souvent le cas, les mouvemens qu’on lui prescrit, il y a des chances pour qu’il s’énerve et perde courage. Chose extraordinaire, rien de tout cela n’arriva. Comme si, entre les mains d’un habile capitaine, le tempérament national recevait une nouvelle empreinte, nos soldats conservaient toute leur confiance et tout leur élan ; et quand, au matin du 6 septembre, on leur dit que « le salut du pays » allait dépendre de leur effort et qu’ils « devraient, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer, » comprenant tout le sens de cet héroïque langage, heureux enfin d’être rendus à leur vraie nature, ils coururent sus à l’ennemi avec la légendaire furie dont on nous a fait si souvent gloire.

Mais si grande que fût leur valeur, on pouvait craindre qu’elle ne vint se briser encore une fois contre un trop redoutable adversaire. Nous ne savons pas l’exacte importance respective des effectifs engagés de part et d’autre ; mais nous savons bien que l’infériorité numérique était de notre côté, et il semble que, sur plus d’un point, nous ayons eu parfois à lutter à un contre quatre ou cinq. En second lieu, et quoique depuis Charleroi, grâce à des prodiges de notre industrie française, nous eussions eu le temps de réparer certaines lacunes de notre organisation matérielle, notre armement restait inférieur à celui de nos adversaires : ni en mitrailleuses, ni en artillerie lourde, ni en réserves de munitions, nous ne pouvions encore nous comparer à lui. Enfin, il avait cette confiance en soi que donnent l’orgueil savamment entretenu et l’ivresse des premières victoires. Plus que jamais, nos amis s’inquiétaient. Rationnellement, ils n’avaient point tort.

Comment l’héroïque vaillance de notre armée, la supériorité de notre commandement et celle de notre artillerie légère ont-elles fini par nous assurer la victoire ? C’est ce qu’il est plus facile de constater que d’expliquer. Mathématiquement, si je puis dire, il semble bien que nous dussions être vaincus. Mais il faut croire que, dans l’art de la guerre, comme ailleurs, l’esprit géométrique ne suffit pas. Cette armée qui luttait pour