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pourquoi, voilà ce rêve, auquel ils ont tout sacrifié, qui, par leur faute, s’évanouit en fumée. Voilà ces audacieux qui, tout d’un coup, n’osent pas, hésitent, reculent, se détournent. Voilà ces vainqueurs qui, volontairement, repoussent de leurs lèvres altérées la coupe enchantée où ils s’apprêtaient à boire.

Et j’entends bien que, dans leur pensée, c’était ajourner, non renoncer ; et je sais toutes les explications que l’on a données de ce mouvement de l’aile droite allemande par lequel le général von Klück, découvrant son flanc, au lieu de marcher sur Paris, s’est dirigé vers Meaux et Coulommiers. Je veux bien admettre qu’il pouvait lui paraître imprudent de tenter un coup de main sur Paris sans s’être, au préalable, débarrassé de l’armée du général Maunoury et des armées, après tout, intactes du général Joffre. Mais, d’une part, dans une guerre dont le succès pouvait être une question d’heures, c’était laisser à la capitale le temps de compléter et d’organiser sa défense ; et, d’autre part, en cas d’échec, c’était s’interdire toute possibilité de retour offensif sur la grande ville, objet des ambitions impériales. Et, je le sais bien, dans leur fol orgueil, les Allemands ne doutaient pas de la victoire. Mais que le haut commandement ennemi n’ait même pas envisagé l’hypothèse contraire ; qu’un état-major qui, même lorsqu’il est sûr du succès, s’assure méthodiquement contre un revers possible, — nous l’avons bien vu par les organisations défensives que d’avance il avait préparées sur l’Aisne, — ait eu la légèreté de jouer sur une carte unique tout l’avenir de la campagne occidentale ; qu’il ait commis la faute stratégique qui a permis à notre généralissime de reprendre une vigoureuse offensive, c’est ce qui me confond, c’est ce que je ne puis comprendre, — et l’on dit que « notre Joffre » lui non plus n’a pas compris. Peut-être, quand nous connaîtrons les explications allemandes. comprendrons-nous davantage.

Au reste, il est hors de doute que la partie qui allait s’engager, en même temps qu’elle s’annonçait décisive, était de nature à inspirer quelque confiance à une armée même moins présomptueuse que l’armée allemande. Dans cette étonnante retraite, à la Turenne, qu’après Charleroi notre général en chef avait imposée à la totalité des armées françaises, et dont l’exécution a émerveillé les connaisseurs, nos troupes risquaient de perdre quelques-unes de leurs qualités les plus précieuses et