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Trompés par notre modération, notre réserve, notre humeur conciliante des quarante dernières années, les Allemands s’imaginaient que nous aurions peur de la guerre. Ils s’étaient, une fois de plus, lourdement mépris sur notre compte.

Et ils s’étaient mépris aussi sur le compte d’un peuple d’humeur extrêmement pacifique, mais très jaloux de son indépendance, et qui avait dans son passé des souvenirs héroïques dont il était justement fier. Escomptant certaines complicités, jugeant les autres d’après elle-même, habituée à ne jamais spéculer sur le sentiment de l’honneur, l’Allemagne était convaincue que la Belgique n’oserait pas lui résister, et qu’elle se contenterait d’une platonique protestation. Mais la Belgique avait un roi digne d’elle, un roi dans les veines duquel coulait d’ailleurs du sang français. Le roi Albert déclara qu’il défendrait énergiquement la neutralité de son pays. Et l’Allemagne étonnée, furieuse, retardée dans son élan, mit quinze jours à briser cet obstacle imprévu et, pour nous, providentiel. Ce fut en effet pour la France le commencement du salut. Que serait-il arrivé si, dès les premiers jours du mois d’août, en pleine mobilisation française, la horde barbare, traversant librement la Belgique, avait pu foncer presque tout entière sur notre frontière du Nord ? Aurions-nous pu soutenir assez longtemps ce premier choc pour permettre à nos armées de l’intérieur de se concentrer et d’accourir ? Ce qui est sûr, c’est que l’admirable et si méritoire résistance belge, en ralentissant l’offensive allemande, en achevant d’imprimer au « mauvais coup » tenté par nos ennemis le caractère odieux dont ils ne parviendront pas à se laver, nous donnait, avec un nouvel allié, un répit précieux, el, par contraste, nous dressait, aux regards du monde civilisé, dans la posture, moralement la plus souhaitable et la plus belle : celle du peuple champion du droit, gardien de la foi jurée, représentant incorruptible de la justice éternelle. A cet égard surtout l’histoire travaillait bien pour la France.


III

Car, dans l’ordre plus modeste des réalités matérielles, la grande, l’angoissante question subsistait toujours : la France pourrait-elle sans fléchir supporter le heurt terrible de ces trois millions d’hommes méthodiquement entraînés, armés jusqu’aux