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que nous avions rêvée, et que nous désespérions presque de jamais voir de nos yeux de chair ; une France qui accepte sans un murmure toute sa destinée, comme si, depuis quarante-quatre ans, elle attendait cette heure tragique et s’y préparait en silence. En une seconde, toutes les misères de la veille sont oubliées, abolies, s’abîment dans le passé. A la profonde stupéfaction de nos ennemis, de nos amis même et, avouons-le, à la nôtre, toutes nos divisions s’évanouissent. Le déplorable assassinat d’un éloquent tribun socialiste n’arrive même pas à troubler une heure cette soudaine entente. La Chambre, subitement élevée au-dessus d’elle-même, dans une séance inoubliable, donne l’exemple de la concorde, de la sagesse patriotique, de la dignité frémissante. Les hommes au pouvoir trouvent les justes, fortes et sobres paroles qu’il faut dire, et leur éloquence simple, ramassée, nerveuse, digne des plus beaux jours de la tribune athénienne, est le plus bel hommage que l’on puisse rendre à la cause qu’ils défendent. Socialistes, conservateurs, monarchistes, républicains, toutes les théories politiques ; catholiques, libres penseurs, israélites, protestans, toutes les conceptions philosophiques ou religieuses ; artisans, bourgeois, nobles ou paysans, toutes les catégories sociales sont unies, confondues, soulevées dans le même élan. Un seul sentiment, une pensée unique dominent toutes les consciences françaises. Que parlions-nous, hier encore, des deux Frances ? Il n’y en a qu’une, la France éternelle, tout entière réconciliée et rassemblée contre le brutal envahisseur. Jamais, à aucune époque de notre histoire, l’unité morale du pays n’a été aussi complète, aussi profonde, aussi intime qu’au lendemain du jour où elle paraissait le plus tristement compromise.

Comment expliquer cette étonnante volte-face, cette sorte de création spontanée d’une grande âme collective et nationale, cette soudaine transfiguration de tout un peuple, dont nous avons les yeux et le cœur encore tout éblouis ? La raison analytique n’y suffira peut-être pas ; mais il est évident qu’elle peut rendre compte de certains aspects du phénomène.

Que les élérnens conservateurs de l’opinion française aient accueilli avec une virile fermeté la perspective d’une guerre européenne, c’est ce qui ne saurait surprendre. Les conservateurs français ont sans doute leurs défauts : on n’a jamais pu incriminer sérieusement la sincérité et la vigilance inquiète