Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/843

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Enfin, notre héroïne vit la Résurrection tant désirée de sa patrie. Mais c’est dans l’ombre qu’elle assista aux fêtes de Milan, dans l’ombre qu’elle vit acclamer Napoléon III victorieux, et la Lombardie libérée. Elle avait joué tous ses rôles.

La princesse Belgiojoso mourut le 5 juillet 1871. Un de mes amis se souvient d’une visite qu’il fit chez elle, vers 1865, conduit par un de ses parens. Il me dit : « Je vis une fée Carabosse aux traits accentués, une figure de polichinelle qui me parut vieille, vieille ; elle fumait une longue pipe ; près d’elle Mignet, mince, tiré à quatre épingles, encore beau, presque jeune, lui lisait des vers ! »

Dans cette image qu’évoque mon ami, que subsiste-t-il de la beauté parfaite du bal Borghèse, ou de l’amazone hardie qui, drapée dans les couleurs nationales, entraînait en 48 les jeunes volontaires à l’ennemi ? La voici vieille et fumant au coin du feu… Quand on se l’imagine ainsi, on se demande s’il n’aurait pas mieux valu pour elle mourir plus tôt, dans l’action, sur une barricade, ou au chevet d’un de ces blessés, qui ne pouvait la voir sans un vif émoi, avant que la vieillesse fût venue pour elle comme pour d’autres, qu’elle l’eût atteinte et eût déformé ses traits… Mais on me dit que « lorsqu’on traitait avec elle de certains sujets qui l’avaient passionnée jadis, lorsqu’on parlait politique ou qu’on prononçait le nom de l’Autriche ou de l’Italie, » elle se redressait, retrouvait sa vivacité et ses yeux jetaient des flammes. Alors, je songe qu’il est heureux qu’elle ait vécu de longues années, car ces années n’ont ni effacé, ni même affaibli ses passions généreuses, et la vieillesse amie l’a donnée tout entière à la Mort, — avec sa haine constante et son fervent amour.


MARIE-LOUISE PAILLERON.