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pas été suivies de départ effectif, furent annulées. Les trois quarts des fonctionnaires émigrèrent. Et le mouvement continua. En vingt-quatre ans, plus de 226 000 Alsaciens-Lorrains quittèrent les pays annexés[1]. « Beaucoup ne revirent jamais la fumée du toit natal ; écrit M. Delahache. Beaucoup, un jour, voulant faire une rapide visite aux « vieux, » se heurtèrent à une frontière inexorable. Beaucoup revinrent, appauvris, désabusés… Beaucoup, déracinés, végétèrent, payant, jusqu’à la mort, de leur tristesse et de leur misère personnelles, la rançon de la patrie vaincue. D’autres la paieront d’autre façon : ceux sans lesquels cette protestation du départ n’aurait pas eu de suite, ceux dont le pays annexé aurait un jour besoin pour la continuer, en s’appuyant sur tout ce qu’ils porteraient en eux de sentimens français et de culture française volontairement ou inconsciemment préservés : ceux qui allaient rester, rester et lutter pour maintenir, comme eût dit le Taciturne. »

Proclamée « terre d’Empire, » comme étant « le prix des combats dans lesquels tous les États allemands ont versé leur sang, le gage de l’unité de l’Empire allemand conquis par les forces unies, » l’Alsace-Lorraine fut soumise à un régime très dur où rien ne subsistait du régime antérieur, — sauf certaines dispositions peu libérales, qu’on prit soin d’ailleurs d’aggraver, et dont, avec une joie féroce, on se fit une arme contre les justes plaintes des annexés. Un peu adoucies par la nouvelle constitution de 1879 et grâce à l’administration plus humaine de Manteuffel, le premier statthalter, les mesures de rigueur reprirent de plus belle, en 1887, au moment de l’affaire Schnaebelé et dans les années qui suivirent : quatre ans de suite, une véritable terreur pesa sur l’Alsace-Lorraine qui connut, alors, sous l’odieux régime des passeports, quelques-unes des heures les plus sombres de son histoire. À cette douloureuse période succéda une période, sinon de libéralisme, tout au moins d’accalmie : les uns se lassèrent de sévir à tort et à travers, les autres de protester toujours en pure perte. Sans d’ailleurs permettre qu’on portât atteinte à la fidélité de leurs sympathies et de leurs souvenirs, les Alsaciens revendiquèrent le droit d’avoir leur vie propre et de développer, dans tous les ordres d’activité, leur personnalité ethnique au sein de l’empire d’Allemagne.

  1. 35 000 personnes partirent de 1875 à 1880, 60 000 de 1880 à 1885, 37 000 de 1885 à 1890, 34 000 de 1890 à 1895.