Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/83

Cette page a été validée par deux contributeurs.
79
UN TÉMOIGNAGE ALSACIEN SUR L’ALSACE-LORRAINE.

elle-même. Que pourrait-elle bien répondre si la France victorieuse, pour prix d’une guerre sanglante qui lui a été frauduleusement imposée, venait à lui ravir et à annexer à son tour l’une de ses plus chères provinces ?

Protestations, prières, négociations diplomatiques, rien n’y fît : la volonté du vainqueur fut inexorable : la « carte au liséré vert » qui, préparée et publiée dès le mois de septembre 1870, fixait la nouvelle frontière, fut imposée par Bismarck ; et tout ce que Thiers put obtenir, moyennant d’importantes « compensations, » ce fut le territoire de Belfort, qu’il arracha, disait-il, « avec son désespoir. » Le tracé de la frontière définitive, qui dura plus de trois mois, des premiers jours de juillet au 12 octobre 1871, n’alla pas, du côté allemand, sans d’âpres contestations, de mesquines et raides exigences, auxquelles le commissaire français, le lieutenant-colonel Laussedat, résista d’ailleurs de son mieux : la générosité n’a jamais été une vertu allemande. Et pendant quarante-trois ans, l’Alsace-Lorraine, « rançon de la France, » allait vivre, sous un maître infatué et brutal, une vie qu’elle n’avait pas choisie, et dont elle n’a jamais pu s’accommoder.

Ce qu’a été cette vie, M. Delahache nous l’a conté sans déclamation, dans une langue sobre, mesurée, un peu contournée peut-être quelquefois, à force de vouloir être concise et ramassée. Tout d’abord, à ces populations, déjà si meurtries par l’invasion, une question infiniment angoissante se pose, et qu’il faut résoudre sans délai : celle de l’option pour la nationalité française ou la nationalité allemande. Ceux qui optaient pour la France devaient avoir quitté le pays annexé avant le 1er octobre 1872 ; et l’on devine tout ce qu’une pareille obligation impliquait de cas de conscience toujours douloureux, souvent tragiques. Pour un fonctionnaire, pour un petit bourgeois, pour un industriel, pour un négociant, quel était le devoir non seulement envers soi-même et envers les siens, mais encore envers la France ? Car enfin, s’il émigré, au risque de ne pas retrouver même le lointain équivalent de la situation qu’il occupe, ne laisse-t-il pas une place vacante qu’un Allemand s’empressera de venir occuper, et n’est-ce pas, de proche en proche, la lente germanisation d’un sol, hier français, et qui, demain, le redeviendra peut-être ? Malgré toutes ces difficultés, il y eut, au 1er octobre 1872, 160 000 options déclarées, dont 100 000, il est vrai, n’ayant