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et un crâne lui main. La mode est aux crânes ; et les Romantiques chantent :


Nous allons boire à nos Maîtresses
Dans le crâne de leurs amans…


Celui-ci n’était pas destiné à de si profanes usages, mais à l’étude de la fragilité humaine, je pense, lorsque la princesse écrivait son Essai sur la formation du dogme catholique. Après avoir traversé ces sombres lieux, on entre dans une chambre tendue de blanc et d’argent, puis dans un salon tendu de noir et d’étoiles où elle-même apparaît étrange, mince et longue et si pâle, si pâle que l’on ne voit d’abord que cette pâleur qui impressionne. Mme d’Agoult affirme que c’est un remède qu’elle prend pour ses crises nerveuses, le Datura stramonium, qui la rend si blême. Elle reçoit le samedi soir ; les artistes surtout sont les bienvenus après ses compatriotes, et ces littérateurs qu’Apponyi traite dédaigneusement de « barbouilleurs de papier à vingt-cinq sous la page. » Il est bon d’ajouter que ces barbouilleurs s’appelaient Musset et Henri Heine.

Elle reçoit aussi des hommes politiques : Thiers, Mignet, Villemain, des « universitaires à ne pas savoir où les fourrer, » sans compter les abbés, et Bou Maza, « lion du désert, dit Charles Monselet, tenu en laisse par le capitaine Richard, » et encore V. Cousin, Chenavard, Ary Scheffer et des musiciens : Rossini, Meyerbeer, Liszt, Doëhler, et le doux Bellini. On fait chez elle de la charmante musique de chambre, profane avant le Carême, religieuse pendant. Belgiojoso chante, car il a une voix adorable.

Plus tard, la princesse de Metternich l’entendra chanter à Milan accompagné par Rossini ; enthousiasmée, elle s’écriera : « Quelle voix ! » et lui : « Et quelle perte pour la musique si votre mari m’avait fait exécuter ! »

Apponyi lui-même assiste à ces réunions, et les traite assez mal : « Cette réunion chez la princesse ressemblait à celle qui aura lieu dans la Vallée de Josaphat : j’y ai vu l’ancien secrétaire intime de Robespierre. Concevez-vous une semblable tolérance ! La seule excuse que je puisse alléguer en faveur de la princesse, c’est de dire que cette femme est folle[1]. »

Ce soir-là, on a joué le Requiem de Mozart. La princesse

  1. Mémoires du comte R. Apponyi. Vol. III, p. 371.