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III

Pauvre ? du moins elle le croit, mais elle ne le sera pas longtemps. C’est le moment des excentricités romantiques. Elle s’est logée dans un appartement, place de la Madeleine, au cinquième étage, seule, car elle n’a même pas osé se permettre le luxe d’une servante. Plus tard, elle fera faire ses omelettes par Cousin, qui l’aima, et éplucher ses légumes par La Fayette ou Thiers ; et puis elle peindra des éventails, « pour vivre, » dit-elle.

Vingt ans après, elle écrivait à Mme Jaubert et, lui parlant de son arrivée à Paris, elle disait : « Ma double qualité de princesse et de réfugiée servait précisément à me donner des airs d’héroïne de comédie. » Et encore : « Jamais je n’avais touché à de l’argent monnayé et je ne pouvais me rendre compte de ce que représentait une pièce de cinq francs… je pouvais peindre, chanter, jouer du piano, mais je n’aurais su ourler un mouchoir, cuire un œuf à la coque ou même commander un repas. » — Mais elle ajoute fièrement : « En revanche, je n’hésitais pas à classer une médaille antique selon son mérite. » Elle se compare à l’héroïne d’un conte qu’elle a lu jadis, à cette jeune princesse qu’une méchante fée transforme d’un coup de baguette en paysanne : « et la jeune paysanne se prend à pleurer amèrement, ne sachant pas marcher avec des sabots, pétrir une galette, traire une vache, ou filer une quenouille. » Mais notre princesse ne pleure pas, et joue hardiment son rôle ; d’ailleurs, elle est très bien accueillie dans la société parisienne. « Mme Récamier, la duchesse de Broglie, M. de La Fayette » la patronnèrent avec empressement, « ce dernier surtout. »

Il se prit pour elle d’une tendresse qu’elle qualifie de paternelle ; elle est paternelle, n’en doutons pas : La Fayette avait soixante-quatorze ans. L’heure où elle prépare son repas dans son petit appartement sous les combles est précisément l’heure où le héros de l’Indépendance sort de la Chambre des députés ; il monte les cinq étages de sa belle amie pour lui rendre visite. Dans l’escalier raide, elle reconnaît le son de sa canne sur les marches. Il arrive. Il la trouve à son fourneau. La Fayette n’est guère versé dans l’art culinaire, la princesse non plus ; mais, dit-elle, « l’exquise courtoisie de M. de La Fayette ne lui eût jamais permis de souffrir qu’en sa présence je prisse la moindre