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convaincus, n’avait pas de croyant plus convaincu que Bismarck[1].

Pour justifier cette annexion, avant et depuis, que d’argumens juridiques, historiques, linguistiques, ethniques n’a-t-on pas entassés ! Si spécieux qu’ils fussent, ils ont tous été mille fois réfutés. Et quand ils ne l’auraient pas été, quand il serait clair comme le jour que, par leurs origines, l’Alsace et même la Lorraine se rattachent à la « race, » je ne dis pas à la nationalité germanique, que valent toutes ces théories contre ce simple fait : la volonté absolue des Alsaciens-Lorrains de ne pas devenir Allemands ? En 1861, le botaniste Kirschleger, professeur à la Faculté de Médecine de Strasbourg, se trouvant à Spire, dans un congrès de naturalistes, on lui parla en termes tels du retour de l’Alsace à la Confédération qu’il ne put s’empêcher de répondre avec vivacité : « Vous devriez au moins nous demander si nous avons quelque envie de revenir à vous… Nous voulons rester Français. » Le seul argument sérieux, et d’ailleurs irrésistible, que l’Allemagne ait pu invoquer pour l’ « annexion » de l’Alsace-Lorraine, c’est le droit du plus fort[2]. Argument non moins dangereux qu’irrésistible, et qui, quelque jour prochain, pourra se retourner contre l’Allemagne

  1. La vérité est que, de son propre mouvement, Bismarck n’eût probablement pas annexé la Lorraine ; mais il n’a jamais eu une hésitation en ce qui concerne l’Alsace. « Déjà, en 1871, — disait-il en plein Reichstag, — je n’ai pas été partisan d’annexer Metz ; j’étais alors pour la frontière de langue. Mais j’en référai à nos autorités militaires avant de prendre une résolution définitive. M. Thiers me dit : « Nous ne pouvons vous donner que l’une des deux places : Metz ou Belfort… » J’en conférai donc avec nos autorités militaires, et notamment avec mon ami, le comte de Moltke, qui siège ici devant moi. « Pouvons-nous, leur demandai-je, consentir à nous passer d’une de ces places fortes ? » Et il me fut répondu : « De Belfort, oui ; Metz vaut 100 000 hommes ; la question est de savoir si nous voulons ou non être plus faibles de 100 000 hommes que les Français, quand la guerre éclatera de nouveau. » — Là-dessus, je dis : « Prenons Metz ! » (Séance du 11 janvier 1887, Discours de Bismarck, XV, p. 27-28.) Et dans les Mémoires de Bismarck, recueillis par Maurice Busch (tome I, Paris, Charpentier, 1898, p. 322), à la date du 22 février 1871, on lit ceci : « Si seulement, vient-il nous dire (Bismarck), la France voulait nous donner un milliard de plus, nous pourrions peut-être lui laisser Metz et construire une autre place forte quelques kilomètres plus loin, du côté de Falkenberg ou de Sarrebrück. Nous pourrions aussi lui laisser Belfort, qui n’a jamais été allemand… Je ne tiens pas tant que ça à avoir une quantité de Français chez nous. Mais les militaires ne voudront jamais entendre parler de l’abandon de Metz, et peut-être auront-ils raison ! »
  2. Il n’existe, dans les Universités allemandes, aucune chaire de droit International, et ce n’est que depuis fort peu d’années que l’Allemagne possède une revue de droit international.