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UN TÉMOIGNAGE ALSACIEN SUR L’ALSACE-LORRAINE.

que Bismarck avait dû céder et, à son corps défendant, exiger l’annexion.

Je ne crois pas à cette légende. Bismarck n’était pas homme à prévoir les malheurs de si loin ! Non pas, on l’entend bien, que je veuille, par dépit patriotique, rabaisser un adversaire qui était assurément de cent coudées au-dessus de ceux qui lui ont succédé. Mais ce grand politique avait ses limites. Son horizon a été plus borné qu’on ne l’a bien voulu dire. Il n’a pas construit pour des siècles. Il n’y a pas vingt ans qu’il est mort, et déjà, par quelque biais qu’on l’envisage, son œuvre s’effrite et même s’effondre : qu’est-ce qui restera demain du congrès de Berlin, du traité de Francfort ? Qu’est-ce qui reste aujourd’hui de la Triple-Alliance ? Et, de son vivant même, Bismarck n’a-t-il pas été le vaincu du Culturkampf ? Ce terrible réaliste vivait et travaillait surtout pour le moment présent ; il maniait fortement, durement, impitoyablement la réalité visible et tangible, mais il ne voyait rien au-delà : s’il parlait des « impondérables, » il n’en tenait pratiquement aucun compte ; les réalités morales n’existaient pas pour lui ; il les niait, il les raillait, il les piétinait sans scrupule. Il croyait que par la force, la ruse ou l’argent on vient à bout de tout. Il n’y a peut-être pas eu dans l’histoire de politique plus matérialiste que la sienne. Son œuvre périra par-là : l’effondrement de l’œuvre bismarckienne, c’est la morale qui se venge.

Il n’est donc guère admissible que Bismarck, tel que nous le connaissons, et à supposer qu’il ait pressenti parfois quelques-unes des difficultés avec lesquelles il allait se trouver aux prises en annexant l’Alsace-Lorraine, ne se soit pas cru assez « fort » pour les surmonter. D’autre part, orgueilleux et brutal comme il était, on ne le voit pas non plus renoncer de propos délibéré au prix matériel, au prix attendu de sa victoire, car, — et M. Delahache l’a très bien montré, — depuis plus d’un siècle, depuis 1709, mais plus particulièrement depuis 1813, « la volonté de l’Allemagne » a été tout entière très âprement tendue à la poursuite de cet objet : la « reprise » de l’Alsace et de la Lorraine. Poètes, publicistes, professeurs, hommes politiques, historiens, tous réclament le retour à la nationalité germanique des « vrais enfans de la patrie allemande. » En 1870, la « nécessité » de ce retour était pour toute l’Allemagne un véritable dogme ; et ce dogme, nous pouvons en être