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UN TÉMOIGNAGE ALSACIEN SUR L’ALSACE-LORRAINE.

un peu amères et mélancoliques[1]. Je ne lui reproche, certes, pas de les avoir écrites, puisque, bien souvent, je crois, nous les avons tous pensées depuis quarante-quatre ans. Mais, les aurait-il écrites en 1911, après le « coup » d’Agadir ? ou en 1913, au moment de la discussion de la loi de trois ans ? Les écrirait-il surtout aujourd’hui ? Et nous tous, n’avions-nous pas tort de les penser ? Oui, assurément, depuis 1871, nous n’avons pas uniquement songé à l’Alsace-Lorraine, et il n’est pas douteux que nous ayons eu d’autres soins. Il est sûr aussi que nous avons trop pris au pied de la lettre le mot célèbre : « Y penser toujours, n’en parler jamais, » et qu’à force de n’en point parler, on aurait pu croire que nous n’y pensions plus du tout. Mais au fond, tout au fond, ce n’était là qu’une apparence. Les Français sont ainsi faits qu’ils déguisent leur douleur sous un sourire, leurs regrets sous un air d’indifférence, leur fidélité sous un masque d’oubli. D’autres crient sur les toits des sentimens qu’ils n’éprouvent pas. Nous avons, nous, la pudeur de nos sentimens intimes, et nous aimons mieux qu’on nous accuse de légèreté que de cabotinage. Si l’empire du bluff existe quelque part, c’est en Allemagne, ce n’est pas en France. En fait, l’idée, ne disons pas de la revanche, mais de la libération de nos frères d’Alsace-Lorraine, n’était pas morte chez nous ; elle couvait sous la cendre ; elle n’attendait, — et Bismarck le savait bien, il l’a dit assez clairement un jour au Reichstag[2], — elle n’attendait qu’une occasion pour éclater au grand jour. On l’a bien vu depuis six mois. Quand nos troupes sont entrées pour la première fois en Alsace, une compagnie composée tout entière d’Auvergnats, heureuse de fouler aux pieds ce sol sacré, son

  1. Georges Delahache, Alsace-Lorraine (la Carte au liséré vert), 1 vol. in-16, Hachette, 1909 ; 4e édition, 1911 ; — L’Exode, 1 vol. in-16, Hachette, 1914.
  2. « Y a-t-il eu déjà quelque ministère français qui ait pu oser dire franchement et sans réserve : « Nous renonçons à recouvrer l’Alsace-Lorraine ; nous ne ferons pas la guerre dans ce but ; nous acceptons la situation créée par la paix de Francfort, absolument comme nous avons accepté celle de la paix de Paris en 1815, et nous n’avons point l’intention de faire la guerre pour l’Alsace ? » — Y a-t-il en France un ministère qui ait le courage de parler ainsi ? Et pourquoi n’y en a-t-il pas ? — Les Français autrement ne manquent pas de courage ! — Il n’y en a pas, parce que l’opinion publique en France s’y oppose, parce qu’elle ressemble en quelque sorte à une machine remplie de vapeur jusqu’à explosion, au point qu’une étincelle, un mouvement maladroit, peut faire sauter la soupape et, autrement dit, faire éclater la guerre. » (Les Discours de M. le prince de Bismarck, Berlin, Wilhelmi et Paris, Vieweg, 1889, in-8o, t. XV, p. 31 ; Discours du 11 janvier 1887.)