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la bonté, la conscience et la liberté. Cette Action, qu’il a mise à l’origine des temps, cette Force dévastatrice, qui ne connaît d’autre règle et d’autre joie que son expansion sans limite et sans but, il l’a divinisée. Maintenant, c’est fini de nous tromper. Le temps des paradoxes et des gentillesses littéraires est passé. Les cadavres et les ruines sont là, qui portent témoignage contre son œuvre : ceci est sorti de cela. Son génie n’est pas une excuse. Au contraire, c’est à cause de ce génie même qu’il a été si docilement écouté et obéi de son peuple. Parmi les grands Germains responsables de cette barbarie pédante, qui est une menace pour le monde, il est certainement le plus coupable, parce qu’il est le plus grand. En vain Faust désavoue-t-il Méphistophélès : il a non seulement accepté la complicité de ce louche collaborateur, mais il a profité de ses maléfices. Il est l’associé du Méchant. Pis que cela : il a justifié cet acoquinage par des raisons profondes et montré par quel biais l’homme supérieur peut accorder son action avec celle des plus vils instrumens. Si Méphistophélès est un bandit, il est juste que Faust soit marqué au front avec lui.

Désormais, pour nous, le poème de Faust est en interdit. C’est un de ces lieux maudits, un de ces endroits frappés par la foudre, où les anciens jetaient des épines et qu’ils entouraient d’une barrière. Qu’on ne vienne plus nous parler de l’humanité de Goethe ! — « Vous êtes un homme, monsieur Goethe ! » — Oui, un homme allemand, et rien qu’allemand. Sinon, c’est abuser outrageusement des mots. Depuis les temps homériques, ce beau mot d’humanité a, pour nous Européens, un sens limpide, qui ne prête à aucune équivoque. Si Achille est humain lorsqu’il laisse la vie sauve au père de son plus mortel ennemi, comment Faust le serait-il aussi, qui justifie par des sophismes atroces l’assassinat de deux vieillards inoffensifs ? En réalité, le chef-d’œuvre de Gœthe est en dehors de la grande tradition généreuse de l’humanité occidentale. Humaniste peut-être, mais humain non pas. Sous une forme classique, c’est un poème barbare.


LOUIS BERTRAND.