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verbale du Germain. Si les mots ont un sens, sauvé signifie le changement radical d’un être, son relèvement après sa chute. Or, Gretchen, bien loin de se relever, s’enfonce de plus en plus dans la faute. Non seulement elle sacrifie son innocence avec une facilité déplorable, mais elle cause la mort de son frère, elle étrangle sa vieille mère et elle jette à l’eau son enfant. Tout cela parce qu’elle aime son Henri. Emprisonnée, condamnée au dernier supplice, elle ne regrette rien, elle ne se purifie pas dans l’épreuve ; jusqu’à la minute suprême, elle ne songe qu’aux baisers du bien-aimé. Finalement, elle s’abandonne à la volonté divine, c’est-à-dire, toute logomachie mise à part, qu’elle se précipite, tête baissée, dans le trou noir de l’inconnu… — « Elle est sauvée ! » clament les fîgurans, des hauteurs du cintre. Oui, elle est sauvée parce qu’elle a vécu sa vie, parce qu’elle a été jusqu’au bout de son amour, à travers la fraude, le crime et la douleur, peu importe : « Vivre, voilà le devoir, ne fût-ce qu’un instant ! »

En vérité, c’est se moquer du monde ! Cette chute de plus en plus profonde de Marguerite, — puisqu’elle en arrive à perdre la raison, — cette chute nous est représentée comme une Assomption mystique. Encore une fois, ce qui est en bas est mis en haut. Marguerite est sauvée, en effet, s’il suffit, pour l’être, de développer sa nature, avec l’automatisme du germe qui perce la couche de terreau, ou du boulet de canon qui fauche tout sur son passage. Il y a là un beau cas de cette inversion si familière à la pensée germanique, un véritable « renversement des valeurs, » comme dirait Nietzsche. Mais il n’est que de s’entendre, ou d’avertir les gens. Désormais, nous le saurons : la lâcheté s’appellera héroïsme, la barbarie savante, culture supérieure, — et l’animalité sentimentale de Gretchen, candeur et vertu allemandes.


Après cette triste expérience amoureuse, qui vient de le mener jusqu’au pied du gibet, Faust, épuisé d’émotions et de fatigues, succombe à un sommeil réparateur. Il se réveille le plus innocemment du monde dans un cadre de nature imaginé, à souhait pour un convalescent de l’amour, ce que Goethe appelle modestement « un site agréable, » paysage de sensualité allemande, tout gazonné et doux-fleurant, qui porte beaucoup