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les pages très jolies ou belles ne manquent pas. Mais je crois que M. Glesener, au bout de quelques chapitres, a trouvé plus de difficulté qu’il n’en attendait. François Rémy, très peu actif, et qu’il analysait avec une patience menue, et qu’il chargeait de sentimens subtils, devint un personnage très compliqué, l’un de ces personnages qui tentent les romanciers et, en fin de compte, les déçoivent : personnages trop aimables, et que l’auteur aime, et qu’il choie, auxquels il prête beaucoup de lui, et qu’il encombre de lui, et qu’il ne sait plus détacher de lui de manière à leur conférer l’autonome réalité d’une âme.

M. Glesener paraît avoir éprouvé là une gêne, et comme un malaise, dont il résolut de se délivrer. Son troisième roman, Monsieur Honoré, marque une volonté de rupture et l’adoption d’une esthétique nouvelle, tout autre, plus vive et, pour ainsi parler, plus gaillarde. Cette fois, l’auteur a une désinvolture et une gaieté de travail qui le changent de la soumission presque pénible sous laquelle le Cœur de François Rémy l’a tenu. La liberté succède à la contrainte. M. Glesener a été l’esclave de François Rémy : et il est le maître d’Honoré. C’est qu’il aimait François : tant d’amitié, une servitude ; mais, Honoré, il le méprise. Il n’a pas, cette fois, commis l’imprudence dont il avait pâti en créant un personnage trop semblable à son rêve. Honoré, l’on ne risque pas de confondre avec lui ses prédilections. Ce découpeur de boucherie, bel homme et dont la carrure a des adoratrices de haut et bas étage, qui fait son chemin sans timidité, se procure et de la fortune et des loisirs et toutes les satisfactions de l’orgueil et de la volupté par les moyens les plus audacieux, quel luron ! Le pire scélérat, dégoûtant de brutalité ; mais il rend hommage aux vertus de la bourgeoisie, quand il consacre un zèle scandaleux à conquérir, dans la meilleure société, le rang le plus honorable. D’ailleurs, il lui faut pour cela épouser une vieille veuve, assommer, jeter à l’eau son rival, puis le tirer de l’eau et chaparder une médaille de sauvetage. Nul préjugé ne l’entrave. Il est sûr de lui, sûr de son triomphe. Il mérite la corde et gagne la timbale. Tout lui réussit. Et, finalement, capitaine de la garde civique, amant de la colonelle, assez riche, propriétaire, il n’a rien à se refuser, en fait d’ambitions, de cupidités et de désirs. Ce type d’un ignoble parvenu, M. Glesener l’a tracé magnifiquement. Il l’a doté d’une extraordinaire gloutonnerie à vivre et à jouir, et d’une habileté, d’une prudence à toute épreuve. Dédaigneux de la morale et respectueux de la puissance, Honoré est une canaille, mais déférante et le contraire d’un émeutier. L’État n’a rien à redouter