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peu constitué, suffit à l’expression de tous les sentimens et de toutes les idées, voire étrangères, je l’affirme. Les Belges de langue française auraient tort d’écrire, comme on dit, en belge. Leur incontestable indépendance n’a pas besoin de ce vain artifice : l’indépendance de leur pensée, que manquent si bien leurs livres. M. Glesener le prouve. Ses pages les plus parfumées de vérité belge sont fort bien écrites ; et, s’il se relâche, il abandonne tout ensemble sa vérité belge et son style français. Je lui reproche encore une lenteur de la composition qui n’épargne point au lecteur toute espèce d’ennui ; et je sais bien qu’en n’allant pas plus vite à dérouler les existences de ses héros, il comptait peindre la vie morne, la vie sans joie et dépourvue d’aubaine : oui ! mais, le danger, c’est notre fatigue, par endroits. M. Glesener devait ennuyer ses héros et, son lecteur, le ménager. Enfin, M. Glesener, de temps en temps, mène un peu loin l’audace ; et il n’a pas toujours une exquise sûreté de goût. C’est qu’il préfère à des arrangemens de fade poésie une authentique réalité ? Sans doute ! Et la réalité, toute nue, révèle ce qu’elle a de beau, ce qu’elle a de honteux ? Sans aucun doute ! Seulement, les romanciers réalistes se moquent de nous, quand ils prétendent nous offrir la réalité toute nue. D’abord, nous ne leur en demandons pas tant ; et ils nous refuseraient un pareil cadeau, peu honorable à faire comme à recevoir. Tous, et les moins pudiques, habillent un peu la réalité. Ils l’habillent légèrement, ou plus chaudement. L’habiller, et d’une robe (selon Gautier) qui la déshabille si bien ; l’habiller et ne pas la déguiser : voilà le goût, si je ne me trompe. Et M. Glesener s’y trompe, volontiers.

Mes chicanes ainsi éludées, je ne fais plus qu’aimer l’œuvre de M. Glesener. Elle n’est pas très étendue, quant à présent : trois volumes la composent, dont le premier date de dix-huit ans et, le deuxième, de neuf ans ; le dernier parut quelques mois avant la guerre. Cet écrivain ne se dépêche pas. Il cherche, avec une patience heureuse, la formule d’un art qu’il pressent, qu’il ne tient peut-être pas tout à fait, dont il sera de plus en plus maître et qui dès maintenant se devine, dans ses romans, à merveille. Un des personnages qu’il a inventés est un vannier qui met sa coquetterie à écrire des chansons, les paroles et la musique. Un jour, le gaillard ne craint personne : il a confiance d’avoir accompli son chef-d’œuvre. Il s’écrie : « Est-ce bête ! On se creuse la tête pour trouver des sujets ; et, depuis des années, le plus beau de tous était là, sous mes yeux : mon métier. Je n’y avais jamais songé… » Bon enseignement : la matière de l’art est partout, et non seulement très loin dans l’univers et dans