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monde fût conservée… Mais l’égoïste rapacité du roi de Prusse donna le signal a ses voisins. Son exemple apaisa leurs remords. Son succès diminua, à leurs yeux, la difficulté de démembrer la monarchie autrichienne ; le monde entier prit, les armes. C’est sur la tête de Frédéric que retombe tout le sang versé dans une guerre qui s’étendit pendant de longues années jusqu’aux extrémités du globe : le sang de la colonne de Fontenoy, le sang des montagnards qui furent massacrés à Culloden. Les maux engendrés par son crime se firent sentir dans des contrées où le nom de la Prusse était inconnu ; et, pour qu’il pût dépouiller un voisin qu’il avait promis de défendre, les nègres se battirent sur la côte de Coromandel, et les hommes rouges se scalpèrent les uns les autres au bord des grands lacs de l’Amérique du Nord. »


Or, voici, au total, ce qu’est le Prince suivant Machiavel : Il prend le monde tel qu’il est et les hommes pour ce qu’ils sont ; il ne s’enquiert pas de ce qui devrait se faire, mais de ce qui se fait : parmi tant de rivaux qui ne sont pas bons, il a appris à pouvoir n’être pas bon. Il sait que, la misère de notre nature ne permettant à personne d’avoir toutes les qualités, l’homme d’Etat doit s’arranger pour n’avoir que des vices qui ne puissent lui faire perdre l’Etat. Il est lent à croire et à s’émouvoir, ne s’effraye pas d’un rien, n’a pas peur de son ombre, ne pousse pas la confiance jusqu’à être imprudent, ni la défiance jusqu’à se rendre intolérable. Dans le fond de son cœur, il s’est demandé s’il valait mieux être aimé que craint, ou mieux être craint qu’aimé, et il s’est répondu que, sans doute, il vaudrait mieux être l’un et l’autre, mais que, comme il est difficile d’être les deux ensemble, le plus sûr est donc d’être craint, s’il faut renoncer à l’un des deux, car les hommes n’aiment qu’à leur gré, mais ils craignent au gré du prince ; et la sagesse commande de se fonder sur ce qui dépend de soi plutôt que sur ce qui dépend d’autrui.

Il ne méconnaît pas que ce soit pour le Prince un honneur que de garder la foi jurée, mais il n’en a vu que trop qui ne se « ont pas fait un scrupule de la violer, et qui, par-là, l’ont emporté sur ceux que leur parole enchaînait. Pour réussir, il