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faits, le temps est favorable, vous n’avez qu’à paraître, vous serez sûr de la victoire. Généreux comme vous l’êtes, vous ne verrez pas avec indifférence un pauvre prince attaqué par toutes les puissances de l’Europe. Les Autrichiens font courir le bruit que j’aime la guerre. Sublime Hautesse, ne les croyez pas, cela est faux, on m’a forcé à la guerre, et, à brûler, je me défends comme je le puis, je succombe si vous ne venez pas à mon secours. Mais Sa Hautesse fait la sourde oreille ; semblable au monde corrompu, elle fuit les malheureux. Combattons donc seuls et mourons, s’il le faut, pour la chère patrie et pour la gloire. »

Néanmoins il se donne des airs de victime : « Qu’on m’accuse, si l’on veut, au tribunal de la politique ; je soutiens que, depuis la ligue de Cambrai, l’Europe n’a pas vu de complot aussi funeste que celui-ci, que même la ligue de Cambrai ne saurait ni ne se peut comparer au dangereux triumvirat qui s’élève à présent, qui s’attribue le droit de proscrire des rois, et dont toute l’ambition n’est pas encore développée. Accusera-t-on un voyageur d’imprudence, contre lequel trois voleurs de grand chemin, avec leurs troupes, se sont ligués, s’il est assassiné au coin d’un bois par lequel ses affaires l’obligeaient de passer ? Tout le monde ne se mettra-t-il pas plutôt à la piste des voleurs pour les prendre et les consigner entre les mains de la justice, qui leur donnera leur vrai salaire ?

« Pauvres humains que nous sommes ! Le public ne juge point de notre conduite par nos motifs, mais par l’événement. Que nous reste-t-il donc à faire ? Il faut être heureux[1]. »

Lorsque, mesurant le développement d’un tel caractère et les conséquences d’une pareille conduite, Macaulay les stigmatise en une page superbe, c’est la justice même qui porte son arrêt : « Quand la question de la Silésie n’aurait été débattue qu’entre Frédéric et Marie-Thérèse, il serait impossible d’absoudre le Roi du reproche de grossière perfidie. Mais si l’on envisage le résultat que sa politique amena et ne pouvait manquer d’amener au sein de la grande communauté des nations civilisées, on est forcé de prononcer sur lui une condamnation encore plus sévère. Jusqu’au jour où il commença la guerre, il semblait possible et même probable que la paix du

  1. Apologie de ma conduite politique, p. 285-286. Œuvres de Frédéric le Grand, t. XII, juillet 1757.